- Lucrezia Floriani
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Lucrezia Floriani est un roman de George Sand paru en 1854.
Sommaire- Résumé
- Commentaires
- Roman d'inspiration autobiographique ?
Résumé
Le Prince Karol de Roswald, est un jeune homme au cœur fragile, chaste et conservateur. Il tient cela de son éducation noble, basée sur le dogme chrétien. Il est respecté de son entourage, mais lui, qui méprise la masse, n’a pour seul véritable ami, que Salvator Albani, un comte italien qui, lui, est un viveur qui multiplie les conquêtes féminines.
Âme tourmentée, Karol connaît deux grands traumatismes : la mort de Lucie, la fiancée pour laquelle il s’était prédestiné, ainsi que celle de sa mère, avec qui il entretenait une relation fusionnelle. C’est d’ailleurs après le décès de cette dernière que Salvator emmène son ami en Italie afin d’alléger ses peines.
Presque par hasard, durant leur périple, à Iseo en Toscane, le comte Albani apprend que Lucrezia Floriani, amie de longue date et célèbre comédienne, s’est installée non loin de là. Il décide alors de lui rendre visite malgré les mauvais pressentiments du jeune prince. Du reste, Lucrezia jouit d’une réputation de mangeuse d’hommes et de mère célibataire, ce qui a pour effet de confirmer les craintes de Karol. Salvator, qui l’a côtoyée, la décrit comme une femme superbe de beauté, de générosité et d’esprit.
Une fois arrivés devant chez la Floriani, les deux amis font la connaissance de Renzo Menapace, père de la comédienne. Son accueil peu chaleureux laisse entendre que sa fille n’est pas disposée à recevoir du monde, mais le statut noble du comte et du prince a raison de la méfiance paternelle. Au cours de la conversation, Karol découvre l’avarice et la nonchalance de Renzo, et ses a priori sur Lucrezia en sortent renforcés.
Lucrezia Floriani apparaît alors, qui invite les deux protagonistes à pénétrer en sa demeure. Salvator est peu déçu : elle a changé, un peu vieilli, et ses traits ont empâté. Pourtant, elle compense ces défauts par sa bonté, et l’image de cette femme, complètement dévouée à ses enfants, suffit à embraser le cœur du comte Albani. Karol, de son côté, reste distant et n’a qu’une seule peur, celle de voir son ami l’abandonner pour cette femme. Mais craintes s’avèrent fausses, car Lucrezia repousse les avances du comte. Elle n’est décidément plus la même et a quitté son statut de femme amante pour celui de mère aimante.
Econduit, frustré mais résigné, le comte raconte sa tentative en détail à son ami pour le rassurer. Le prince n’en dort pas de la nuit : il est tombé amoureux de Lucrezia Floriani.
Le lendemain, alors qu’ils sont sur le point de partir, Karol tombe violemment malade. Ainsi, les deux amis se retrouvent contraints de rester encore chez la comédienne qui s’occupe de façon toute maternelle du prince. Si lui est envoûté par cette prise en charge dévouée, elle se laisse attendrir par cet être faible et sans défense, semblable à un enfant.
Une relation privilégiée naît. Salvator s’en rend bien compte et dit à Lucrezia que Karol est tombé fou amoureux d’elle. Elle ne croit pas à ces révélations, car elle pense que le prince, depuis la mort de Lucie, est devenu incapable d’aimer. Mais elle se rend compte du contraire une nuit, lorsque Karol, fiévreux, vient lui déclarer sa flamme. Témoin de cette déclaration, le comte Albani suggère à la comédienne de céder, pour le bien de son ami, ce qu’elle fait.
S’engage alors une liaison passionnée entre les nouveaux amants, sous les yeux du comte un peu jaloux, qui décide de s’en aller. Pendant quelques mois, ils s’aiment comme s’ils étaient seuls sur terre.
Un jour, la réalité reprend ses droits. Au retour de Salvator, l’évocation de l’un des anciens amants de Lucrezia fait naître chez le prince une jalousie maladive, qu’il dissimule comme il peut. Mais ce n’est que le début d’une longue série de crises. Il s’emporte contre quiconque approche ou a pu approcher Lucrezia, il en devient désagréable et même méchant au point de jalouser jusqu’à son ami Salvator qui, blessé, décide de s’en aller définitivement, mais non sans proposer d’abord à la Floriani de le suivre en délaissant Karol. Rien n’y fait : elle est comme soudée à son amant.
Une liaison pénible, coupée du monde, se développe alors. Tous deux souffrent, l’un à cause de ses pesants délires d’exclusivité, l’autre parce qu’elle est privée de toute la liberté qui autrefois faisait sa force et son bonheur. Ils demeurent pendant dix années, sans aucune amélioration. Lucrezia Floriani, qui a donné sa vie pour cet amour, finit par en mourir quand elle cesse d’aimer. Karol de Roswald, lui, se retrouve seul et perdu.
Commentaires
L’étrange démarche du narrateur, qui tend à rendre l’intrigue la plus prévisible possible, choque. Mais dans ce cas-là, quel est l’intérêt du texte ? Au détriment du sensationnel, l’auteur semble prôner le sensible, qu’il détaille parfois avec un tel réalisme que nous sommes en droit de nous demander s’il n’y a pas une part autobiographique inhérente à l’œuvre.
L’histoire en elle-même n’a rien d’exceptionnel : ces amants, qui n’ont rien en commun, s’aiment et se déchirent. La dualité Eros/Thanatos, où la passion amoureuse est intimement liée à des pulsions de mort, n’est en rien neuve. Là où le roman se distingue c’est dans sa manière de présenter les choses.
Dès l’avant-propos, le narrateur provoque : « tu as souvent fort mauvais goût mon bon lecteur. Depuis que tu n’es plus Français » dit-elle. George Sand souhaite réagir à la mode actuelle du roman qui s’est précipité dans « un tissu d’horreurs, de meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de passions bizarres, d’évènements stupéfiants ». Or, des lectures avec « tant d’épices » poussent le lecteur à des « abus de moyens et des fatigues d’imagination après lesquelles, rien ne sera plus possible ». Elle lui annonce clairement, qu’elle va poser une intrigue plate, mais elle va plus loin encore en disant qu’elle va chercher à prévenir le lecteur de toute source de surprise.
Cela s’applique dans le texte lui-même, d’abord avec l’adresse directe du narrateur au lecteur qui a pour effet créer une distance entre ce dernier et l’histoire qui est narrée. Et le narrateur joue les trublions tout au long du texte. Tantôt, il ne cesse d’annoncer l’entrée de Lucrezia mais la retarde de plus belle et l’œuvre sur deux chapitres : « Mais qu’est-ce donc que la Floriani, deux fois nommée au chapitre précédent, sans que n’ayons fait un pas vers elle ? Patience ami lecteur ». De sorte que son attente finit par s’émousser à force d’être sollicitée en vain. Tantôt, il désacralise des motifs littéraires courants comme l’innamoramento. Si Karol tombe amoureux de Lucrezia dès le premier regard, le narrateur ne le précise que bien après leur rencontre ; il va même jusqu’à le railler : « Pourquoi t’en étonnerais-tu, lecteur perspicace ? Tu as déjà bien deviné que le prince de Roswald était tombé éperdument amoureux à la première vue et pour toute sa vie de la Lucrezia Floriani ? ». En fait, plus encore que de ne pas surprendre le lecteur, il s’agit de le décevoir.
La fin du roman déjoue également l’effet de surprise. Lucrezia meurt, certes, mais rien n’est dit au sujet de Karol. Ne sont émises que des hypothèses. La chute n’amène pas la surprise attendue, et le lecteur en sort déçu, frustré, trompé. Ainsi, l’œuvre paraît peu intéressante, et il est dur d’imaginer qu’elle ait pu remplir les pages d’un roman entier. Puisque George Sand a négligé l’intrigue ainsi, sur quoi a-t-elle tenu à s’étaler ?
Lucrezia Floriani est un roman d’amour. S’il s’y passe peu de choses, mais l’on y trouve nombre de réflexions sur le sentiment amoureux. Il suffit de voir, l’ampleur des conversations entre Salvator et Lucrezia au sein de l’œuvre, qui s’étalent parfois sur des chapitres entiers. Néanmoins, entre eux, règne une certaine harmonie, même si leurs points de vue divergent, ils n’en sont pas à se déchirer comme le font Lucrezia et Karol : la période idyllique dans la liaison de ces derniers est à peine survolée, laissant place au lent processus de dégradation qui aboutira à la mort de la Floriani.
Le roman est présenté, comme la dissection d’une histoire d’amour ratée liée à l’incompatibilité du tempérament des amants. En effet, la description de ces personnages constitue la part la plus volumineuse de l’œuvre.
En effet, Karol et Lucrezia ont des caractères diamétralement opposés : alors qu’il est de santé « débile et souffreteuse », elle est doté d’un « instinct presque merveilleux pour juger de l’état des malades et des soins à leur donner » ; si lui avant de rencontrer Lucrezia a toujours été chaste, elle, a vécu au gré de ses passions amoureuses et a eu quatre enfants de pères différents. Il est noble, et méprise les masses populaires, elle est fille de pêcheur et en tant que comédienne a connu une vie mondaine.
Mais ce qui ouvre la brèche entre le deux amants, c’est leur propre conception de l’amour. Karol ne peut aimer qu’une personne à la fois, il a une attitude exclusive : lorsqu’il parvient à posséder Lucrezia, il se met d’un coup à oublier sa défunte fiancée Lucie, mais également son acolyte de toujours Salvator ; il est jaloux de tout ce qui approche l’être aimé et va jusqu’à accuser de trahison son meilleur ami. C’est tout l’inverse chez la Floriani qui, d’âme charitable, aime autant ses enfants que Karol et reste prête tout de même à venir en aide aux personnes qui sont dans le besoin comme dans le chapitre XVI où elle se soucie du sort d’un ancien amant, Boccaferri.
On remarque alors que, paradoxalement, Lucrezia qui fait figure de femme provocante et que, malgré ses mœurs légères (pour une femme de son époque), reste fondamentalement bonne, contrairement au prince Karol qui, lui, est de bonne famille, bien pensant, mais profondément égoïste.
Le portrait de Karol est donc négatif. D’ailleurs la plupart des autres personnages sont là pour refléter son individualité. En voici quelques exemples :
Salvator, malgré ses écarts peu chrétiens, montre que c’est tout de même quelqu’un d’équilibré : « Salvator cherchait le bonheur dans l’amour, et quand il ne l’y trouvait plus, son amour s’en allait tout doucement. En cela il était comme tout le monde. Mais Karol aimait pour aimer (…) il ne dépendait pas de lui de s’y soustraire un seul instant ». On voit ici à quel point le jeune prince reste passif et inapte à donner de son être pour améliorer les choses.
Dans le chapitre XIII, apparaît le personnage de Vandoni, qui n’est autre que le père de Stella, la dernière fille de Lucrezia. Bien qu’il soit décrit comme étant un comédien dénué de talent qui a raté sa vie, il semble tout de même vouer une profonde tendresse à sa progéniture. Karol, quant à lui, « ne pensait pas sans frissonner aux conséquences possibles de sa relation avec la Floriani » : il est incapable de répandre son amour sur plusieurs fronts.
Mais la plus flagrante illustration de l’individualisme du jeune prince, est celle du vieux pêcheur Renzo Menapace, père de Lucrezia, que le jeune prince méprise pour son avarice. Dans le portrait qu’en fait la Floriani au chapitre XVIII, on apprend que « c’est ce même instinct d’avarice (est) mis au service de ceux qu’il aime, au détriment de son bien-être, de sa santé et presque de sa vie ». Dans le roman, Karol ne fait rien d’autre que se soucier de sa propre personne : le paysan avare reste plus généreux que le noble riche.
Les portraits de Lucrezia et Karol, sont certes opposés, mais se rejoignent sur le fait qu’ils sont extrêmement détaillés, aussi bien au sujet de leur propre vie que de leur psychologie. Si le narrateur prétend que c’est dans le but de mieux comprendre la conduite de Karol, nous sommes tout de même en droit de nous demander si ces personnages sont seulement le fruit de l’imagination de George Sand…
Roman d'inspiration autobiographique ?
Lucrezia Floriani, lors de sa parution, a passé pour être d’inspiration autobiographique, en rapport avec la liaison entre l’auteur et le pianiste Frédéric Chopin.
D’après les biographies générales, il est connu que, comme Karol et Lucrezia, l’idylle entre Chopin et Sand a duré dix ans, qu’elle est plus âgée que lui de six ans et que cette dernière avait aussi quatre enfants. Mais en ce qui concerne les aspects plus personnels, référons-nous à des écrits contemporains à leur liaison :
George Sand en parle dans Histoire de ma vie, qui est son autobiographie et, Rémy de Gourmont, critique de la fin du XIXe siècle, y consacre aussi un article intitulé « Les Amours de George Sand et de Chopin » dans ses Promenades littéraires. Les similitudes avec Lucrezia Floriani abondent.
Dans Histoire de ma vie, Chopin dégage un charisme qui fait l’unanimité de son entourage : « Toutes ces choses sublimes, charmantes ou bizarres qu'il savait tirer de lui-même faisaient de lui l'âme des sociétés choisies, et on se l'arrachait bien littéralement, son noble caractère ». Il en de même pour Karol dans Lucrezia Floriani : « Ses jeunes compagnons (…) étaient charmés et comme fascinés par la couleur poétique de ses pensées et la grâce de son esprit ».
Comme Karol, il a gardé le souvenir douloureux d’une fiancée et d'une mère qu'il a beaucoup chéri mais dont il a dû se séparer : « Il m'entretenait d'un amour romanesque qu'il avait eu en Pologne, de doux entraînements qu'il avait subis ensuite à Paris et qu'il y pouvait retrouver, et surtout de sa mère, qui était la seule passion de sa vie, et loin de laquelle pourtant il s'était habitué à vivre ».
Chopin est aussi qu’il est de santé fragile : pendant un séjour à Majorque, il tombe malade et se trouve materné par son amante qu’elle qualifie d’ailleurs de « malade détestable ».
Mais surtout, il était capable de faire des scènes de jalousie dès qu’il se sentait passer au second plan aux yeux George Sand. Voici ce qui s’est passé, un jour qu’il s’est disputé avec son fils Maurice : « (Maurice) parla de quitter la partie. Cela ne pouvait pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l’aimais plus ».
Dans les Promenades littéraires de Rémy de Gourmont, il est dit que Chopin a un côté féminin : « Chopin s'abandonna, non sans souffrir. Il est la femme (…) C'était Chopin qui pleurait et faisait des scènes, Sand qui consolait et protégeait ». Dans Lucrezia Floriani, il est dit que Karol a « une nature de femme ».
Il qualifie aussi George Sand de polyandre ; Lucrezia, elle, a connu « une succession ininterrompue d’histoires d’amour ».
Malgré tout, George Sand dément les liens attribués entre sa propre vie et Lucrezia Floriani. Toujours dans Histoire de ma vie, elle affirme : « On a prétendu que, dans un de mes romans, j'avais peint son caractère avec une grande exactitude d'analyse. On s'est trompé, parce que l'on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits.(…) J'ai tracé, dans Le prince Karol, le caractère d'un homme déterminé dans sa nature, exclusif dans ses sentiments, exclusif dans ses exigences. Tel n’était pas Chopin. La nature ne dessine pas comme l'art, quelque réaliste qu'il se fasse. Elle a des caprices, des inconséquences, non pas réelles probablement, mais très-mystérieuses. L'art ne rectifie ces inconséquences que parce qu'il est trop borné pour les rendre. Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques que Dieu seul peut se permettre de créer et qui ont leur logique particulière. Il était modeste par principes et doux par habitude, mais il était impérieux par instinct et plein d'un orgueil légitime qui s'ignorait lui-même. De là des souffrances qu'il ne raisonnait pas et qui ne se fixaient pas sur un objet déterminé. D'ailleurs le prince Karol n'est pas artiste. C'est un rêveur, et rien de plus ; n'ayant pas de génie, il n'a pas les droits du génie. C'est donc un personnage plus vrai qu'aimable, et c'est si peu le portrait d'un grand artiste que Chopin, en lisant le manuscrit chaque jour sur mon bureau, n'avait pas eu la moindre velléité de s'y tromper, lui si soupçonneux pourtant ! (…) Cette histoire était si peu la nôtre ! Elle en était tout l'inverse. Il n'y avait entre nous ni les mêmes enivrements, ni les mêmes souffrances. Notre histoire, à nous, n'avait rien d'un roman ».
Dire que Chopin n’était pas exclusif dans ses sentiments en écrivant quelques pages auparavant qu’il « était désespérant dans l’intimité exclusive » ; raconter naïvement que dans l’art la nature est inimitable, et que d’ailleurs Karol n’était pas artiste ; revendiquer le fait que sa liaison avec le musicien n’avait rien d’un roman, alors qu’elle se vante d’en écrire un qui rompt avec les canon de l’époque ; tout cela ressemble à de la mauvaise foi. Les arguments de George Sand sont bien légers face au poids des similitudes trouvées.
Il semblerait alors, que George Sand ait fait usage d’une couverture provocante en prônant la transparence de l’intrigue de Lucrezia Floriani, dans le but de dissimuler le caractère personnel de son roman. Mais avec autant d’éléments qui concordent avec la vie des deux amants, les contemporains n’ont pas été dupes. Les similitudes sont trop flagrantes pour être fortuites et l’auteur a bien dû s’en rendre compte lors de la rédaction de son œuvre. Mais dans ce cas là quel aurait été l’intérêt de nier ce qui paraît être une évidence ? Ne serait-ce pas finalement, un habile stratagème pour attirer l’attention d’un lecteur désireux de juger par lui-même ?
Catégories :- Roman de George Sand
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