Tranchée des baïonnettes

Tranchée des baïonnettes

Tranchée des Baïonnettes

Entrée du monument
Monument de la tranchée
Croix de la tranchée

La tranchée des baïonnettes est un des deux mythes modernes datant de la Première Guerre mondiale, avec le Debout les morts ! de Péricard. Le monument commémoratif est situé sur le territoire de la commune de Douaumont, (Meuse).

Sommaire

Découverte et monument

L’histoire est présentée comme suit :

Le 11 juin 1916, 57 hommes du 137e régiment d'infanterie — en majorité Vendéens — qui se préparaient à un assaut sont enterrés vivants par l'explosion d'un obus.
Entre les 10 et 12 juin 1916, a eu lieu à cet endroit un effroyable bombardement (notamment de canons lourds de 280 mm et obusiers de 305 mm). Les fusils émergeant du sol marquaient l'endroit où certains soldats avaient été enterrés vivants dans leur tranchée, et on baptisa le lieu « la tranchée des fusils ». On la renomma par la suite " tranchée des Baïonnettes ", un nom plus tristement évocateur. Très impressionné par ces images, un banquier américain du nom de Georges T. Rand fit don de 500 000 francs pour la construction du mémorial qui abrite toujours le site. En juin 1920, le secteur fut fouillé par des équipes de travailleurs immigrés indochinois et italiens, un travail particulièrement pénible, parmi les rats et les moustiques qui infestaient l'ancien champ de bataille. 47 corps furent mis au jour, dont 14 purent être identifiés.

Le monument fut construit par l'architecte André Ventre en 1920.

Explication

Fusil émergeant du sol

En fait, il est impossible que la terre soulevée par les obus qui tombent irrégulièrement parvienne à combler une tranchée. De plus, on n’en retrouve nulle trace sous cette forme dans les récits des combattants ; par contre, ces alignements de fusils ou de baïonnettes le long d’une tranchée, ou de corps, sont très fréquents. Il s’agit d’un usage qui s’est établi durant la guerre : après une offensive, il était nécessaire d’enterrer au plus vite les corps, y compris ceux des ennemis. La solution la plus pratique pour ceux-ci était de combler un boyau inutilisé avec leurs corps. La tombe collective était ensuite marquée de fusils baïonnettes en l’air.

Cette explication est fournie dès la fin de la guerre par des soldats anciens combattants (cf Le témoignage de l'abbé Lucien Polimann).

Le mystère de la tranchée des fusils

Stèle en hommage au 137e RI

Le mystère de la tranchée des baïonnettes a provoqué des controverses extrêmement violentes, avec deux écoles totalement opposées : la première, dont la figure dominante est Jacques Péricard, pense que des soldats ont été enterrés vivants dans une tranchée située non loin de la côte de Thiaumont (vers le haut du ravin de la Dame), l'autre, avec Jean Norton Cru comme chef de file, n'y voit qu'une invention absurde d'« embusqués ».

Voici ce qu'écrit Cru dans son fameux livre, Témoins : « Deux ans après la guerre, des étrangers visitent le champ de bataille de Verdun et remarquent une ligne de fusils dressés, quelques-uns avec leur baïonnette. Ils auraient pu observer de semblables lignes de fusils sur de nombreux points du front, car c'était l'habitude des Français et des Allemands de jalonner ainsi les vieilles tranchées qu'ils avaient comblées après avoir entassé dans le fond des cadavres sans sépulture.

Comme ces étrangers ne connaissent rien à la guerre, ils croient à des hommes enterrés debout à leur poste ; ils ne savent pas que les obus ne peuvent fermer des tranchées, qu'au contraire, ils disloquent, éparpillent les parois des tranchées et les corps des occupants. Leur imagination s'enflamme. Ils voient des hommes sous un bombardement en pluie, submergés peu à peu par les éboulis et attendant, stoïques, que la terre montante recouvre leur poitrine, leurs épaules, leur bouche, leur yeux… Ils érigent un monument.

Si ces étrangers ne méritent aucun blâme, il n'en est pas de même des Français qui, connaisant la fausseté de la légende, ont essayé de lui donner une consécration historique. La tranchée des Baïonnettes, qui n'était au début qu'une innocente naïveté, est devenue, par suite de certaines complicités, une indigne imposture. »

Cru, ancien combattant lui-même, qui a lu et étudié tous les récits de soldats de la Grande Guerre pour en faire une étude bibliographique conséquente, s'en prend à tous les faiseurs de légendes et notamment au commandant breveté Henri Bouvard « qui croit pouvoir parler de Verdun en témoin parce qu'il était à l'état-major de la 2e armée (région de Verdun) [et qui] donne dans un livre à prétentions historiques un récit de cet événement conforme à la légende qu'il accepte. Mais nous conjurons nos camarades poilus de ne jamais s'écarter des leçons si claires de leur expérience et de démentir tout ce qui la contredit, en particulier les légendes héroïques. »

Henri Bouvard, dans la seconde édition de son livre, La Gloire de Verdun, fait amende honorable :

" Notre récit, dans la première édition de La Gloire de Verdun, a été particulièrement critiqué par N.Cru. On pourra remarquer que nous avons supprimé dans cette édition le récit de Dubrulle - que nous citions de deuxième main - dont l'auteur de Témoins a contesté la vraissemblance".

Dans la deuxième édition, il cite le témoignage du commandant Dreux, qui commandait le bataillon voisin de celui enseveli. Il ne s'agit donc pas à proprement parler d'un témoignage de première main, mais Dreux a combattu à quelques dizaines de mètres de la tranchée des baïonnettes, le même jour, soit le 12 juin 1916.

Dreux n'est pas aussi affirmatif que Dubrulle :

" Le 12, à 4 heures du matin, le bombardement redouble, l'artillerie allemande tire sur nous à toute volée par des feux convergents et d'enfilade, les entonnoirs se recouvrent, la terre elle-même s'est transformée, c'est maintenant une poussière retombée d'en haut lors des éclatements qui forme une couche d'un mètre sur laquelle on peut difficilement se tenir debout et marcher, la fumée nous étouffe. C'est à ce moment que les hommes ont pu être enterrés, leur baïonnette au fusil".

Dreux n'est pas catégorique. Plus loin, il écrit :

" La tranchée des baïonnettes est longue. Le point où les armes sont plus apparentes était occupé par une demi-section de chacune des 3e et 4e compagnies et par les postes de commandement de ces unités. Le lieutenant commandant à l'époque la 4e prétend que les hommes ont été enterrés par le 155 français qui tirait trop court, l'ennemi ayant moins tiré sur ce point trop rapproché de son infanterie. Le lieutenant Polimann croit qu'ils ont été inhumés plus tard par les Allemands qui auraient laissé émerger des baïonnettes pour signaler la présence de cadavres".

Cela fait donc trois versions différentes. Quant à la présence des baïonnettes, elle s’expliquerait dans les deux premiers cas par l'impossibilité de se servir des fusils en raison de la terre et de la poussière qui les enrayent. Dreux aurait ordonné lui-même à ses hommes de mettre baïonnette au canon afin de pouvoir quand même combattre. Encore faut-il que Denef, son homologue au bataillon concerné, en ait fait de même.

Péricard, dans son livre Verdun apprécie très peu les remarques de Cru sur les faiseurs de légendes, notamment parce que ce dernier le critique sérieusement comme auteur.

Comme le dit Bouvard, il répond « vertement » à Cru dans son Verdun.

« Le culte rendu aux soldats qui reposent dans la Tranchée des Baïonnettes, n'a pas rencontré des dévots ». Il cite alors le passage de Témoins que nous avons nous même cité, mais sans en indiquer la provenance et sans mentionner le nom de Cru. Il conclut ensuite :

« Telle est une des thèses soutenues par de prétendus historiens français qui, navrés sans doute de la défaite allemande, s'attachent à dépouiller notre victoire de tout idéal, de toute noblesse, de toute simple vertu ».

C'est excessif, car Cru n'a jamais montré dans ses livres le moindre regret pour la défaite allemande. Péricard, malgré tout, est visiblement ébranlé par l'argumentation de Cru. Il tente de rétablir une vérité objective, sans parti pris.

Il cite d'abord le colonel Collet, qui commandait le 137e RI en 1919 et qui a fait des recherches sur les lieux. Les fusils trouvés sont alors sans baïonnette et d'ailleurs, les premiers articles de journaux parlaient de la tranchée des fusils. Ensuite, Péricard élude la question des hommes ensevelis vivants, en écrivant par exemple :

" Que voulait prouver la légende, si légende il y a ? La ténacité indomptable des défenseurs de la tranchée. Par ce que nous avons dit des hauts faits de ces hommes, cette ténacité n'est-elle pas établie sur des bases assez solides ? Que désirer de plus que cette réédition magnifique des Dernières Cartouches ? "

Et Péricard cite le long témoignage de l'abbé Polimann, lieutenant au 137e RI et qui s'est battu et a été capturé à la tranchée des baïonnettes. Nous le citons nous aussi in extenso, car il dépeint bien la violence inouïe des combats et les sacrifices consentis par les soldats des deux camps.



LES TEMOINS : articles de presse nov et déc 1964


Ouest-France (probablement novembre 1964)


Quand l’histoire et la légende se confondent

Mais comment expliquer la mise hors de combat des deux sections de ce douloureux 137e RI ? Un obus – fût-il toxique – n’aurait jamais réussi ce diabolique tour de force. Le colonel Marchal a retrouvé la tranchée de longs mois après le 12 juin 1916. « une trentaine de baïonnettes émergeaient du sol. Il est probable que les Allemands se sont contentés de rejeter la terre sur les nombreux cadavres qui remplissaient la tranchée et qu’ils n’ont pas touché aux fusils restés appuyés contre la paroi » La Tranchée des fusils


L’homme du célèbre : « debout les morts », Jacques Péricard, a manifesté sa sincère honnêteté : « En janvier 1919 (près de trois ans après) Collet qui avait commandé le 137e fit faire des démarches aux lieux où s’était battu le régiment. On découvrit une ligne de fusils qui jalonnaient l’ancienne tranchée et émergeaient de l’herbe drue; les fouilles permirent de reconnaître que les fusils appartenaient bien à des hommes du 137e »


Une prise d’arme rendit les honneurs aux vaillants du 137e et on éleva un petit monument de bois à leur mémoire. Les pèlerins de Verdun savent aujourd’hui que l’humble tertre de 1919 a cédé la place à l’étrange mémorial de ciment élevé depuis par la ferveur généreuse d’un Américain, M. Rand.


« Les fusils découverts par le colonel Collet ne portaient pas de baïonnettes. Y avait-il, sur un autre point de la tranchée, des fusils avec leurs baïonnettes, ou les baïonnettes actuelles ont-elles été ajoutées après coup ? Nous l’ignorons », reconnaissent les historiens. Mis « que la tranchée doive être appelée Tranchée des Fusils –premier nom que lui donnèrent les journaux- plutôt que Tranchée des Baïonnettes, voilà qui laisse intact le fond de la question » Le chanoine Polimann, alors lieutenant au 137e, n’a pas davantage éclairci le sujet, mais il accorde : « L’histoire était trop belle pour ne pas devenir légendaire… »

…L’Histoire est au rendez-vous au bout du chemin de la Vésinière qui court –un peu bancal- dans la campagne d’Avrillé (Vendée). M. Maximilien Joly, classe 1903, moustache à la Clemenceau, est revenu vivre au hameau natal le reste de son âge, avec un peu « de misère à se baisser ». Mobilisé au 93e RI de La Roche-sur-Yon, il a plusieurs raisons de se rappeler la « tranchée » : il garde de la sinistre aventure un éclat de grenade qu’il me fait tâter dans sa joue gauche. « On était à trente mètres des boches ; ils commencent à grimper mais ils n’en finissent pas. Une section se présente à portée de grenade. À ma force je crie : « aux armes ! » pour ceux de mes hommes qui restaient ; j’étais sergent. Nos poilus se sont terrés dans les trous d’obus ; les munitions allaient manquer : « j’ai ajusté sept Allemands de suite qui ne sont pas sortis des trous d’obus » indique notre paisible octogénaire pendant que l’horloge sur la cheminée du logis grignote les secondes…


«  on allait revenir sept de tout le bataillon ! » - et les baïonnettes ? « à un moment on a revu le sergent Victor Denis, un camarade de La Tranche-sur-Mer, que l’on avait retiré de la boue : dans la bataille il a crié : « Ôtez-vous de là, vous allez me faire tuer encore une fois ! »


Et voilà mon Denis parti parmi les trous d’obus et la mitraille. « il y avait plein de fusils et de baïonnettes, il les ramassait et les piquait à peu près en ligne, dans la bordure de terre. Mais que fais-tu là ? » À défaut d’éloquence l’expression spontanée en patois vendéen (sud-Vendée) a situé à jamais l’épisode héroïque : « te vois ; le croiront qu’y sont bérède ! » (Tu vois, ils croiront que nous sommes beaucoup)


Le « papa » Joly remontera en ligne avec un 93e reformé avec un bataillon divisionnaire, et, onze jours avant l’armistice de 1918, sera touché par les gaz : « tout le monde était aveuglé, plus d’officier : comme plus ancien sergent, j’ai pris le commandement de la compagnie… »

L’ancien maire de Grues (Vendée), M. Victor Moizon, un conscrit de 1903 lui aussi précise le décor : « nous avions devant nous le 44e Bavarois et à nos côtés notre 48e d’artillerie. La 4e compagnie du 93e se trouvait en première ligne. Il n’y avait pas de tranchées, mais une suite de trous d’obus qu’on essayait de relier les uns aux autres. On savait qu’un trou d’obus est un abri à peu près sûr : l’obus ne tombe jamais au même endroit ! Mais dans la boue, des paquets de terre sortaient de ces trous, et, devant ces blocs à peu près articulés, mais indéfinissables, on se demandait : où est l’ennemi ??? »


M. Moizon reprend souffle. Lorsqu’il avait appris en 16, son affectation au secteur de Verdun, où les gars du 93e commençaient à relever le 137e extenué, il avait connu un léger sentiment de plaisir : « Si l’on peut dire ! Je ne savais rien encore de ce qui se passait là ; mais dans les années 1904-05, j’avais accompli mon service actif au 19e chasseur à pied » À Verdun justement.


On est au matin du 12 juin (1916). Le paysage n’est plus reconnaissable. Le tir des allemands s’allonge, et c’est l’attaque. Un départ de fifres : « les boches sortent et se débarrassent de leurs grenades. Moi aussi j’ai balancé mes F1 à cuiller » Les fusils pleins de boue ne pouvaient servir. Le sergent de Grues à vu son compatriote Victor DENIS, déjà enterré à deux reprises, et l’a tiré de la glaise par la martingale de sa capote : « vite ils vont remettre ça ! »


« C’est alors que j’ai vu mon copain se traîner dans la boue, ramasser un fusil puis un autre, se traîner vingt trente mètres et refaire le même geste et enfin planter ces armes récupérées dans le semblant de parapet. » Il a pu en piquer un bon nombre : dans chaque trou d’obus, il y avait au moins un tué, deux parfois… « On s’attendait à être écrasés à notre tour ; on restait vingt sur un effectif de 167 ! » Quelqu’un a crié à Denis : « Tu vas nous faire repérer ! ». Il tombait d’en face un vrai tamisage d’obus ; mais Victor Denis continuait de planter ses armes –fusils avec ou sans baïonnettes- et M . Moizon répète, mot pour mot, la phrase qu’il n’oubliera jamais non plus : « le croiront qu’y son bérède ! »


Victor Denis est mort, longtemps après 1919, sans avoir su s’enorgueillir d’une apostrophe et d’un geste hors série.


Il avait pourtant la caution d’un autre Vendéen, le capitaine Jean de Lattre, qui allait passer chef de bataillon en ce printemps 1916. « Mais nous avons eu des mots ensemble ! » pouvait dire, en riant, notre gars de La Tranche, de son compatriote de Mouilleron-en-Pareds. Denis en oubliait la « tranchée »




Presse-Océan - décembre 1964 En marge de l’arrivée du glorieux drapeau du 137e RI à La Roche-sur-Yon

Que s’est-il donc passé à la tranchée des baïonnettes ?

Quarante-huit ans après, on voit plus clair dans l’histoire … Ainsi que s’est-il donc passé à la tranchée des baïonnettes ? M. Étienne Roy, des Herbiers (Vendée), approche sans doute de la vérité quand il raconte : « 33 hommes sont restés dans la tranchée, 85 ont été blessés et plusieurs ont disparus. Beaucoup de ces 85 blessés ne purent emporter leurs armes ; ce qui semblerait indiquer qu’il y avait plus d’armes que de morts dans la tranchée des baïonnettes »

D’un autre côté, le capitaine Gustave Pairotteau, 75, rue du Maréchal-Joffre, à La Roche-sur-Yon, nous a déclaré : « Sous les bombardements, maints soldats furent enterrés dans les boyaux ; quand des camarades passaient et apercevaient une capote ou un corps, ils plantaient au-dessus une de ces nombreuses baïonnettes abandonnées pour permettre ensuite l’exhumation des disparus. »

C’est M. Léon Martin, ancien secrétaire de Georges Clemenceau, ancien préfet de la Libération, qui, à force de cueillir des témoignages, nous apporte sur cette page d’histoire les récits les plus nets.


Du Prieuré à Grues (Vendée), commune dont il fut maire, M. Victor Moizon écrivait à son ami le 25 décembre 1961 : « Comme il était entendu entre nous, je viens peut-être tardivement vous donner quelques renseignements au sujet de la fameuse Tranchées des Baïonnettes ; Il est peut-être exagéré de parler de « tranchée » ? Il n’existait en effet que des trous en première ligne. Evidemment, les Poilus faisaient l’impossible pour relier les trous, mais la pluie des obus de toutes sortes avait vite fait de niveler le travail, tout en faisant de nouveaux trous.

On a beaucoup écrit et parlé depuis qu’un ouvrage mentionne le lieu : j’apporte donc ce que je pense être la vérité » « Le 2e bataillon du 137e et quelques éléments du 93e montaient à la cote du Poivre en juin 1916 : le 9 dans la nuit nous étions en première ligne en liaison sur notre gauche avec le 411. Un violent bombardement avec obus de tous calibres nous obligeait à rester tapis au fond des trous. Le lendemain, même pluie d’obus meurtrière.


« Je connaissais Verdun et ses environs pour y avoir fait trois années, au 19e bataillon de chasseurs à pied, le sous-officier d’instruction au peloton des élèves caporaux… Aussi, à la tombée de la nuit, quand il fallut aller au ravitaillement à un petit carrefour de la route de Bras, je demandai à conduire cette corvée. Bien qu’arrosé copieusement, le trajet s’effectua sans perte (juste un blessé). Comme nous revenions, les obus étaient tellement nombreux qu’il fallait sauter de trou en trou.


«  Soudain le tir de l’artillerie allemande s’allongea. « Pas de doute : c’était le signal de l’assaut »


« Je dis alors aux hommes de rejoindre la première ligne. J’y retrouve l’aspirant Féon , un breton de Cancale ; le sergent Jolly, d’Avrillé ; Bassard, Métais, le caporal Guilguié. Maximin Jolly me fait remarquer à une trentaine de mètres, des formes qui sautaient, elles aussi, de trous en trous. Elles ressemblaient à de véritables paquets de terre » «  La première vague n’avait pas de fusil, mais commençaient à nous envoyer des grenades. « Le sergent Jolly, qui avait veillé à l’entretien de son 86, en toucha une demi-douzaine ; de mon côté je vidai une caisse de grenades à cuiller.


« L’attaque fut stoppée, mais le sergent Jolly, sa cigarette au bec, reçut un éclat d’obus au moment où, après avoir ajusté un Allemand qui s’était beaucoup approché, lâchait son coup. L’aspirant Féon, qui avait vidé son revolver sur les assaillants, n’avait plus de cartouche. « C’est à ce moment que le sergent Victor Denis, de La Tranche-sur-Mer, passant devant moi, l’accrocha par sa maertingale de capote : « Ote-te donc d’ichi ; l’allant me tuer ine autre foué » (ôte-toi d’ici, ils vont me tuer une autre fois) »


« Sa figure était ensanglantée : il s’affala sur moi. « le m’avant cassé ma pipe » (ils m’ont cassé ma pipe). Il avait toujours entre les lèvres une sorte de pipe en terre. Revenu de ses émotions il me dit : tu entends leur musique : ils vont remettre ça ! » « Il se mit à ramasser les fusils de ceux qui étaient morts et les plaça de façon à ce que les baïonnettes parussent »

« Que fais-tu Denis ?

« et bé alors le crérant qu’i sans bérède ! » (Ils croiront que nous sommes beaucoup). « En effet, il avait raison, nous restions 21 sur 167 monté en ligne, nous étions 21 de reste. Combien avait-il mis de fusils avec la baïonnette ? Je ne l’ai ai pas comptés, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est venu une volée de gros obus qui nous a recouvert de terre, de pierre, de boue et les fusils que Denis avait disposés ont dû, eux aussi, être enfouis…


« Nos pertes étaient si sérieuses que nous fûmes relevés le lendemain… »

Le témoignage de l'abbé Lucien Polimann

" Le 137e d'infanterie (recrutement de Vendéens et de Bretons, dont la garnison est à Fontenay-le-Comte) occupait le 11 juin, le bord sud du ravin de la Dame*( *surnommé le Ravin de la Mort ), entre la ferme de Thiaumont et le bois de Nawé. Un bombardement de Verdun particulièrement violent fait subir aux deux bataillons de ligne des pertes énormes. Installés dans des trous d'obus vaguement organisés, nous avions tous la même consigne très simple et très nette :" Résister sur place ". Plusieurs Allemands s'étaient déjà rendus, annonçant l'attaque prochaine.

Vers 5 heures du matin, tandis que le bombardement se poursuivait sans arrêt, j'appris que mon confrère et ami, le lieutenant Grenier, vicaire à Bernay, venait d'être enterré avec un de ses sous-lieutenant et une partie de ses agents de liaison. C'était le commencement de l'enlisement. C'est alors que je fus désigné par mon colonel pour prendre le commandement de la 3e compagnie qui possédait encore comme gradé un sous-lieutenant et un adjudant.

Avec la nuit qui allait bientôt tomber, le bombardement devint moins intense. Je mis aussitôt à profit ce moment d'accalmie relative pour réorganiser ma compagnie. L'ennemi voulant chercher des brèches ébauchées dans nos lignes par son bombardement, déclencha plusieurs petites attaques. Le bombardement atténué vers minuit, reprit vers 3 heures du matin avec une violence inouïe. Un prisonnier que je fis à ce moment me certifia que nous étions en présence de forces considérables, prêtes à l'attaque. Vers 5 heures du matin, l'artillerie ennemie, en des feux concentrés, joignit à sa mitraille la fumée et les gaz au point d'obscurcir la lumière du jour naissant. C'est à peine si nous voyons à dix pas, tellement la fumée était épaisse, mais tous les hommes étaient aux créneaux et j'avais près de moi trois mitrailleuses prêtes à fonctionner.

À cinq heures et demie, un de mes hommes cria : « V'là les Boches  » ; je regarde sans rien voir; néanmoins, je commande aux mitrailleuses d'ouvrir le feu et à toute ma compagnie, je donne l'absolution; lentement, je fais mettre baïonnettes au canon, préparer les grenades et recommande à chacun de mes hommes d'ouvrir l'œil. Mais impossible de percer de rideau opaque de fumée et de brume et cependant, malgré la fumée, nos mitrailleuses font du bon travail. La première vague d'assaut est fauchée, et c'est à peine si quelques Bavarois peuvent approcher de nos tranchées, nos grenadiers s'en chargent.

Je croyais l'échec général de l'attaque ennemie, mais bientôt, la fumée était dissipée, il me sembla voir, assez loin derrière moi, des lignes de tirailleurs qu'il était difficile d'indentifier. La pensée horrible que nous pouvions être contournés me vint aussitôt à l'esprit et je fus confirmé dans cette opinion, car un de mes sergents blessé, parti pour se faire panser au poste de secours, venait de rencontrer près du poste du commandant un Boche qu'il avait abattu. Un obus enterra une de nos mitrailleuses, des vagues ennemies se dirigèrent vers nous.

L'artillerie française qui, longtemps, nous avait paru muette, commençait à se montrer active et les obus pleuvaient dru autour de nous. Ce tir, tout d'abord accueilli avec enthousiasme, car il faisait merveille, allait cependant nous causer de lourdes pertes, car un obus de 155, tombé à quelques mètres de moi, ensevelissait mon dernier lieutenant avec une dizaine d'hommes de sa section. Pour la deuxième fois, la tranchée s'était refermée.

À ce moment critique, personne ne perdit son sang-froid; la mitrailleuse déterrée, démontée et nettoyée, était en quelques minutes après, en état de fonctionner à nouveau; deux tireurs d'occasion s'en chargèrent. Tout ceci n'était que le début de l'attaque, pour nous du moins, car les survivants des huit compagnies placées à ma gauche venaient d'être faits prisonniers. Pendant ce dur combat, de nombreux officiers avaient trouvé la mort.

Vers 7 heures du matin, une deuxième attaque se déclencha afin de briser notre résistance désespérée car la 4e compagnie tenait toujours à ma droite et je restais en étroite liaison avec elle. Cette fois, la fumée était dissipée. La ligne grise des tirailleurs ennemis descendait du fort de Douaumont. C'était la même manœuvre que deux heures plus tôt; mes braves allaient manœuvrer tout aussi bien. Seuls quelques Allemands purent avec peine rejoindre leur tranchée de départ.

Environ trois heures plus tard, nouvelle attaque, celle-là plus acharnée que les deux précédentes. Avec un ordre admirable et le calme d'une troupe à la manœuvre, la troisième vague déferlait des mêmes crêtes que la deuxième. Insensibles, semblait-il, à la mort qui frappait au milieu d'eux, les Bavarois progressaient méthodiquement de trou d'obus en trou d'obus. Arrivés à une centaine de mètres de nous, ils se regroupèrent et usèrent de leurs fusils pour continuer leur progression. Ce tir, bien ajusté, me tua plusieurs hommes. L'ennemi put ainsi gagner une soixantaine de mètres et, arrivé à bonne distance, nous attaqua à la grenade. La lutte devint des plus dures, mais se termina à notre avantage, nos grenadiers debout étant en pleine possessions de leurs forces pour lancer leurs grenades. La panique se mit alors dans les rangs ennemis. Ces deux dernières vagues venaient du nord, une quatrième surgit venant de l'ouest; mais à peine sortie de sa tranchée, qui se trouvait à environ quatre-vingts mètres, elle fut prise de flanc par une de nos mitrailleuses qui fit des prouesses à elle seule.

Nous étions vainqueurs, et cependant malgré notre succès, nous restions isolés, emprisonnés dans un cercle de fer qui, d'heure en heure, allait se resserrer. L'ennemi, d'autre part, avait pris nos premières positions et était déjà loin sur le chemin de Verdun. Nous le voyions s'organiser et s'installer par petits groupes; il était désormais impossible de nous ravitailler en munitions. Or, nous n'avions plus que quelques grenades « seize, je crois » ramassées un peu partout; les cartouches des morts avaient déjà été rassemblées et les mitrailleuses disposaient à peine de deux ou trois cents coups chacune.

Vers midi, survint une accalmie, j'en profitai pour faire nettoyer les armes maintes fois graissées dans la matinée; nous partageâmes ensuite les quelques vivres qui nous restaient. Boire, il n'en était plus question, car les rares bidons encore garnis avaient été vidés durant la matinée. Sur trois sections, il me restait vingt-cinq hommes; mon adjudant, dernier chef de section survivant, venait d'être tué près de moi tandis qu'ensemble nous dirigions le feu sur la dernière attaque: une balle l'avait frappé en pleine tête et sa cervelle avait jailli sur moi. Pendant ce court répit, nos yeux et nos cœurs se tournaient vers les lignes françaises, car on nous avait dit de tenir coûte que coûte et attendre la contre-attaque. Nous tenions. La contre-attaque allait-elle venir ? J'essayais de faire des signaux avec le seul fanion de signalisation qui me restait et mon petit fanion du Sacré-Cœur que j'avais attaché à une baguette de lance-fusées. Ces signaux, renouvelés très souvent, durent êtres aperçus par un biplan qui survolait nos lignes et qui lança une fusée signifiant : « Compris ». Je fis également des signaux à l'aide d'une lanterne de signalisation.

De mon poste d'observation sommairement installé, j'interrogeais l'horizon, cherchant dans le lointain les sauveurs que nous attendions toujours. Vers deux heures, autre histoire : voilà que quelques individus, avec des appareils à liquides enflammés sur le dos, sortirent de leurs tranchées à environ 80 mètres de nous. Ils étaient vus, cela suffisait, un sergent et quelques grenadiers se chargèrent de régler leur compte et ce ne fut pas long.

« La situation, malgré tout, devenait de plus en plus critique. Les mitrailleuses allemandes balayaient facilement nos tranchées, car chacun de nos mouvements était aperçu de l'ennemi. Je recommandai à mes hommes les plus grandes précautions; j'eus cependant encore près de moi un mitrailleur frappé mortellement car le coin que j'occupais était particulièrement visé, les Allemands apercevant mes signaux optiques, mais je devais à tout prix m'efforcer d'établir la liaison avec l'arrière. »

Nous eûmes à subir, vers six heures, l'attaque d'une forte patrouille ennemie, mais elle fit demi-tour avant d'arriver jusqu'à nous et ce fut tout. La nuit tombée, je recommençai mes signaux lumineux dans plusieurs directions pour demander du secours. Mes hommes étaient fatigués, ils avaient le ventre creux. J’avais permis à quelques-uns de dormir, mais d'un œil seulement. D'autres, hélas! achevaient de mourir; les moins grièvement blessés étaient blottis dans un coin de tranchée et poussaient parfois des gémissements à fendre l'âme. Nous envisageâmes la possibilité de regagner les lignes françaises, mais n'était-ce pas aller contre les ordres reçus qui nous demandaient de tenir sur place ? Nous n'eûmes d'ailleurs pas le loisir de discuter longuement ce projet que mes camarades jugeaient chimérique car l'ennemi, sans se lasser, multiplia à partir de ce moment des petites attaques.

Aucune ne réussit et, un par un, nous arrivâmes même à faire davantage, mais un trop grand nombre de prisonniers pouvait devenir dangereux pour nous ! À la pointe du jour, nous nous mîmes, mes hommes et moi, à faire le coup de feu sur des isolés, mais, bientôt, j'eus conscience que notre perte était imminente. Plus que huit cartouches, plus que cinq… plus qu'une… Et surtout plus de grenades, de ces grenades qui, jusque-là, avaient été notre sauvegarde. Je me rendais compte, d'autre part, que je touchais à la limite de la résistance de mes hommes, malgré leur héroïsme. Avec mes camarades de la 4e compagnie, j'envisageai la gravité de la situation et, en commun, nous décidions de nous débarrasser tout d'abord des mitrailleuses, désormais inutiles en raison du manque de munitions; démontées aussitôt, les différentes parties furent dispersées dans des trous d'obus.

Après cette opération, qui me fut douloureuse plus que je ne saurais le dire, j'exhortais mes hommes à persévérer dans le courage et la patience, nos camarades pouvant encore tenter de nous sauver. Mais malgré tous, combien furent pénibles pour tous, ces heures d'attente. La faim, la soif qui se faisaient pressantes ne comptaient plus; les plaintes de nos blessés, la vue de tous nos camarades tombés (et ils étaient nombreux, j'en avais trois pour compagnons) ne faisaient qu'augmenter en nous le désir d'une résistance acharnée afin de chasser ce spectre hideux de sa captivité, spectre qui se dressait menaçant et qui allait se pencher sur nous, car nos armes muettes indiquaient suffisamment aux allemands qu'ils allaient pouvoir se préparer des lauriers très faciles, en capturant des hommes sans munitions et privés de toute nourriture.

L'heure de l'humiliation et de la souffrance sonna dans la matinée du 13 juin 1916 pour les quelques survivants de la 3e et de la 4e compagnie du 137e régiment d'infanterie de ligne, heure néfaste que je voudrais à jamais chasser de mon souvenir, mais l'heure de gloire quand-même, car passant uns dernière fois devant ceux qui restaient l'arme à la main , glorieusement alignés dans la mort, je pouvais dire en regardant la France : « Mère, tout est perdu, fors l'honneur ! »

« Prisonniers, nous laissons dans la tranchée nos morts et nos armes; nos morts continuaient à monter la garde : leurs armes appuyées contre le parapet jalonnaient la ligne. »

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