Jean Ladriere

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Jean Ladrière

Jean Ladrière (1921-2007) est un philosophe, logicien et théologien belge.

Sommaire

Biographie

Philosophe belge, mathématicien et théologien, professeur à l'Université catholique de Louvain, où il fut pendant neuf ans président de l'Institut supérieur de philosophie, Jean Ladrière a été l'artisan d'une pensée extrêmement vaste et profonde. Il fut sans doute l'un des universitaires belges les plus remarquables de sa génération. Jean Ladrière était discret : il ne se plaçait jamais au premier rang. Les innombrables conférences qu'il donna, les cours qu'il a pu assurer, ne sont ni démagogiques, ni racoleurs. Cela ne l'a pas empêché d'attirer des centaines de jeunes chercheurs venus du monde entier et de former à Leuven, puis à Louvain-la-Neuve une cohorte de disciples, qui feront parler d'eux et de lui.

Né en 1921 à Nivelles, où il prendra sa retraite et finira sa vie en 2007, il entama dès avant-guerre des études de philosophie à Louvain, qu'il accompagna vite d'études de mathématiques. À la libération, il s'engagea comme volontaire de guerre, puis, démobilisé, dans les mouvements de réconciliation européenne. Appelé par les responsables de l'université catholique de Louvain, il rédigea sa thèse de doctorat en philosophie (1949), un mémoire de second cycle en mathématiques sur les fonctions récursives (1951) et une monumentale thèse d'agrégation (1957) en logique et philosophie des mathématiques, qui porte, non seulement sur le premier théorème théorème d'incomplétude de Gödel, mais aussi sur des théorèmes apparentés, comme celui de Church, de Löwenheim-Skolem et de Gentzen, résultats pour l'énoncé desquels il forgea l'expression "limitations internes". Cet ouvrage, qui fut longtemps une référence dans le monde francophone, a été rédigé sous la direction de Robert Feys, avec lequel il a traduit et commenté le texte (I et II) désormais classique de Gentzen, qui révolutionna la théorie de la démonstration en introduisant les systèmes de déduction naturelle et du calcul des séquents. Mathématicien et philosophe, il a enseigné à l'Université de Louvain non seulement les mathématiques, la philosophie des sciences, la philosophie du langage, la philosophie analytique, mais aussi la philosophie sociale, et la métaphysique, à laquelle il a consacré nombre de ses derniers travaux. Son projet fondamental était d' articuler critiquement les diverses formes de la rationalité, saisies dans leurs fondements, avec la foi chrétienne : son œuvre constitue ainsi une contribution majeure à la fois à l'épistémologie contemporaine et à la pensée chrétienne du XXe siècle, à laquelle il intègre l'apport des analyses contemporaines du langage et de la critique de la métaphysique.

Cette compétence prodigieusement diversifiée l'amena à multiplier les voyages aux quatre coins du monde, pour répondre avec une générosité inlassable aux invitations qui l'assaillaient. Il était internationalement reconnu comme expert dans les domaines de l'épistémologie et de l'éthique des techno-sciences, et dans ceux de la philosophie de la religion et de la théologie. Il a été président du Centre national de recherches logiques (CNRL) jusqu'en 1994 et un membre fondateur du CRISP. Docteur honoris causa de nombreuses universités étrangères, lauréat de nombreux prix scientifiques, dont le prestigieux prix Solvay, il était membre de nombreuses institutions scientifiques internationales, et fut longtemps vice-président de l'association des sociétés de philosophie de langue française, et président de l'union mondiale des sociétés catholiques de philosophie. Il était membre de l'Académie royale des Arts et des Lettres de Belgique, dont il fut directeur de la classe des Lettres.

Textes

La règle de coupure

Les termes dont use Gentzen : «coupure» (Schnitt) et fusion de séquences (Mischung) n'expriment chacun qu'un des deux aspects de la dérivation effectuée. Ces schémas peuvent être rapprochés d'un schéma de dérivation par syllogisme (par syllogisme hypothétique ex toto), à ceci près qu'ils ont pour prémisses des séquences et pas des assertions d'implications. Or, un syllogisme «total» n'effectue pas seulement un «retranchement», une «coupure». Dans la notation des systèmes L, un syllogisme total s'énoncerait:

 \frac{\rightarrow A\supset M\qquad \rightarrow M\supset B}{\rightarrow A\supset B }

La conclusion y retranche bien le moyen terme M, mais elle fait autre chose, elle relie en une implication les termes extrêmes A et B. Le schéma de coupure qui équivaut au syllogisme total sera :

 \frac{\Gamma\rightarrow M\qquad  M\rightarrow \Lambda}{\Gamma\rightarrow \Lambda}


Lui aussi retranche «coupe» le moyen terme M; mais il relie en une séquence les deux termes extrêmes, qui seront ici les «suites» désignées par Γ et Δ. (Recherches sur la déduction logique, 1955)

Fondements de la connaissance

Dans les sciences formelles, l'entreprise fondationnelle prend une allure strictement formaliste: fonder, c'est axiomatiser et fournir une démonstration de non-contradiction pour le formalisme ainsi constitué. On sait les difficultés qui ont été rencontrées et qui ont obligé les logiciens à reconnaître qu'un programme fondationnel radical représente une tâche irréalisable. Il n'y a pas de système formel ultime capable de fonder tous les autres et de se fonder lui-même. Dans les sciences empirico-formelles, l'idée de fondation a été formulé de la manière la plus claire par l'école empiriste, sous la forme d'une réduction ultime de toutes les propositions de la science, y compris des propositions théoriques, à des propositions qui seraient censées exprimer un pur donné (...). Le point de vue empiriste strict et son programme réductionniste se heurtent à des obstacles de nature à la fois empirique et logique. Il y a un cercle méthodologique dans les sciences empirico-formelles. Il n'y a pas moyen d'en appeler à un donné ultime (...) Toutes les propositions, même les propositions observationnelles, ont un caractère théorique, toutes les propositions doivent être considérées comme ouvertes à l'égard de vérifications ultérieures. S'il n'y a pas de donné ultime, il n'y a pas non plus de fondation ultime. Enfin, en ce qui concerne les sciences herméneutiques, la question qui se pose est de savoir s'il y a un langage privilégié (...) Cette question s'est précisée sous la forme suivante: peut-on en définitive réduire le discours herméneutique soit à un discours de physique, soit à un discours de philosophie? On a vu les difficultés qui surgissent dans l'une comme dans l'autre éventualité.

Ces remarques nous conduisent à l'idée d'un savoir qui serait critique sans être fondé. Il y a peut-être une illusion à se représenter l'idée de justification sous la forme d'un discours fondateur ultime, jouissant d'une apodicticité. Mais le problème de la justification subsiste. Nous devons aussi, par ailleurs, montrer ce qu'il en est de la fécondité des méthodes que nous employons. Après tout, la vraie justification d'une méthode, c'est sa fécondité. Mais comment définir celle-ci? On pourrait dire qu'une méthode est féconde dans la mesure où elle est capable de nous donner à comprendre la réalité que nous interrogeons. Mais qu'est-ce que comprendre? Il y a une pluralité de discours, de sciences et de métasciences, et cela indique qu'il y a peut-être une pluralité de modes de compréhension. Cependant, à travers tous les discours, théoriques et métathéoriques, comme à travers toutes les entreprises de fondation ou de justification, circule une même idée, à la fois unificatrice et révélatrice, qui est l'idée de vérité. Il y a un cercle de la vérité, qui fonde tous les autres (...). Mais ses présuppositions ne peuvent cependant pas être entièrement élucidées car il n'y a pour nous ni vérité accessible sous forme d'un donné pur, ni vérité toute faite sous forme d'une construction a priori. La vérité est toujours à faire; elle nous précède et s'annonce en même temps. Elle nous éclaire mais elle reste énigmatique (...). EN CONCLUSION, nous pourrions dire que cette évocation de la situation problématique et pluraliste de la science (...) est indicatrice d'une situation générale de la raison humaine, qui est elle-même une question ouverte à un déchiffrement. Nous sommes mesurés à la vérité mais nous ne réussissons pas à dire ce que compte son exigence. Nous sommes dans la clarté mais en même temps dans l'énigme. La raison porte en elle une norme, un vu imprescriptible d'unité et de transparence, mais elle ne semble pouvoir ni se totaliser ni s'expliciter pleinement.

Elle est assez lucide cependant pour reconnaître en elle cette limitation. La limite ne nous apparaît que sur le fond de l'illimité. C'est pourquoi nous devons la percevoir non pas comme un terme qui marquerait la fin d'un parcours, mais bien plutôt comme la trace d'une finitude qui porte en elle à la fois l'aveu de son impuissance et l'audace d'une espérance ouverte sur l'infini.

(Jean Ladrière, L'Articulation du sens, 1984, p. 49-50)

Le concept d'événement

«Le concept qui pourrait se révéler éclairant, en l'occurrence, est celui d'événement (...) Qu'un fait ne soit qu'une exemplification particulière d'une régularité générale ou qu'il ait le caractère d'un surgissement historique, il signifie l'occurrence d'un nouvel état de choses, le passage d'une certaine figure du monde à une autre (...) La notion d'événement tente de dire la facticité du fait. L'événement est l'occurrence, dans la trame des processus qui constituent le monde et son histoire, d'un nouvel état de choses. Il est à la fois transition et surgissement, enveloppant ainsi la continuité et la discontinuité, la similitude et la différence, la reprise et la nouveauté (...) Le véritable événement, c'est le surgissement toujours advenant du monde, cette sorte de pulsation instauratrice en et par laquelle le cosmos ne cesse de se produire et de s'acheminer vers ce qui, de lui, est toujours encore à se constituer (...) La notion d'événement connote précisément un certain nombre de caractères qui affinent cette référence à la facticité. D'abord l'événement a un aspect d'unicité : ce qui arrive, au sens fort du terme, se singularise par son occurrence même. Cette unicité joue à deux points de vue. D'une part, même s'il y a des traits qui se reproduisent, et s'il y a de l'invariance, le monde, considéré dans toutes ses déterminations, prend à chaque instant une figure singulière, et en ce sens n'est jamais totalement égal à lui-même. Et d'autre part, son devenir est en quelque sorte d'un seul tenant. Ce qui se produit en chaque moment n'est que la réfraction dans l'instant d'un processus d'ensemble qui s'étend dans la durée et qui est précisément l'incessante venue au jour du cosmos (...) L'événement met en œuvre un principe de liaison : ce qui se produit, à un moment donné, s'appuie toujours sur ce qui est déjà réalisé, reprend pour ainsi dire dans son acte même les processus antérieurs, qui sont, à l'égard des nouvelles opérations, des conditions de possibilité. Et en même temps, ce qui se produit annonce ce qui pourra suivre, en ce sens que de nouvelles conditions sont posées, qu'une nouvelle base est établies pour la construction d'architectures plus complexes. En somme, l'événement effectue une transformation du champ des possibilités : en actualisant, à un moment donné, les possibilités objectives existant à ce moment, il fait apparaître une nouvelle distribution des possibilités objectives, en laquelle s'amorcent déjà des développements ultérieurs.»

(Jean Ladrière, Penser la Création, Communio 1976, p. 53-63)

Éléments bibliographiques

  • Bibliographie de Jean Ladrière. Œuvres-articles-personalia, Bibliothèque philosophique de Louvain, éd. de l'ISP - Peeters, Louvain-la-Neuve - Louvain-Paris, 2005
  • Gentzen, Recherches sur la déduction logique (Untersuchungen über das logische Schliessen), traduction et commentaire par Robert Feys et Jean Ladrière, 1955
  • Les limitations internes des formalismes. Étude sur la signification du théorème de Gödel et des théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques, ed.Nauwelaerts-Gauthier-Villars, Leuven-Paris, 1957; réed. éd. J. Gabay, coll "les grands classiques", Paris 1992
  • La science, le monde et la foi, Casterman, Tournai, 1972
  • Vie sociale et destinée, Duculot, Gembloux, 1973
  • Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technique aux cultures, Aubier-Unesco, Paris, 1977; rééd. augm. Montréal, éd. Liber, 2001
  • L'articulation du sens : 3 tomes: 1. Discours scientifique et parole de la foi; 2. Les langages de la foi; 3. Sens et vérité en théologie, Cerf, Paris, 1970-1984-2004
  • L'éthique dans l'univers de la rationalité, Artel-fides, Québec-Namur, 1997
  • La foi chrétienne et le Destin de la raison, Cerf, Paris, 2004
  • Le temps du possible, Bibliothèque philosophique de Louvain, éd. de l'ISP - Peeters, Louvain-la-Neuve - Louvain-Paris, 2004
  • L'espérance de la raison, Bibliothèque philosophique de Louvain, éd. de l'ISP - Peeters, Louvain-la-Neuve - Louvain-Paris, 2004

et de nombreux articles, préfaces, contributions et posfaces (cfr. plus haut, bibliographie de Jean Ladrière) De nombreux ouvrages sont traduits en diverses langues (anglais, italien, portugais, espagnol, allemand...)

En collaboration :

  • Fondements d'une théorie de la justice: Essais critiques sur la philosophie politique de John Rawls (en collaboration avec Ph. Van Parijs), Louvain, 1984
  • Trois essais sur l'éthique économique et sociale (2001, en collaboration avec Christian Arnsperger)

Ouvrages sur Jean Ladrière :

  • J.-F. MALHERBE, Le langage théologique à l'âge de la science. Lecture de Jean Ladrière, Cerf, Paris, 1985;
  • J. GREISCH et G. FLORIVAL (dir.), Création et événement. Autour de Jean Ladrière, Peeters-ISP, Leuven- Louvain-Paris, 1995 ; actes d'une décade de Cerisy consacrée à JL;
  • La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière pour son quatre-vingtième anniversaire (J.-F. Malherbe, dir.), Peeters - ISP, Leuven-Louvain, 2002 (quatorze études sur l'œuvre de Ladrière, par des disciples de diverses disciplines enseignant dans les universités du monde entier)
  • Les défis de la rationalité. Actes du colloque organisé à l'occasion du 80° anniversaire de J. Ladrière, B. Feltz et M. Ghins, éd., Peeters, Leuvan, 2005

Numéros spéciaux de revues consacrés à J. Ladrière :

Hommages

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