Qu'est-ce que la littérature ?

Qu'est-ce que la littérature ?
Qu'est-ce que la littérature ?
Auteur Jean-Paul Sartre
Genre Essai
Pays d'origine Drapeau de France France
Éditeur Gallimard
Collection Blanche, Idées, Folio
Nombre de pages 384
ISBN 2070350584
Chronologie
Situations I
Situations III

Qu'est-ce que la littérature ? est un essai de Jean-Paul Sartre publié pour la première fois, en plusieurs parties, en 1947, dans la revue Les Temps modernes dirigée par Sartre (et fondée par lui en 1945). L'essai forma en 1948 le volume Situations II chez Gallimard.

L'essai est un manifeste de la sartrienne conception de la littérature engagée, conception qu'il défend contre ses critiques. Sartre y répond aux trois questions suivantes : Qu'est-ce qu'écrire ?, Pourquoi écrire ?, Pour qui écrit-on ?

Sommaire

Quest-ce quécrire ?

La première question posée par Sartre concerne la définition de lacte décrire et est formulée de la manière suivante : « Qu'est-ce qu'écrire ? ». Lauteur va tout dabord esquisser une réponse en considérant ce quécrire nest pas : écrire nest pas peindre, écrire nest pas composer de la musique. En effet, contrairement au peintre ou au musicien qui se contentent de présenter les choses et de laisser le spectateur y voir ce quil veut, lécrivain, lui, peut guider son lecteur. La chose présentée nest plus alors seulement chose, mais elle devient alors signe.

Une fois que lécriture a été distinguée des autres formes dart, Sartre peut passer à létape suivante, cest-à-dire à la distinction, au sein même de lécriture, de la prose et de la poésie, un point capital dans sa réflexion. On peut résumer la distinction par la formule suivante bien connue : « La prose se sert des mots, la poésie sert les mots » . La poésie considère le mot comme un matériau, tout comme le peintre sa couleur et le musicien les sons. La démarche du prosateur est complètement différente. Pour lui, les mots ne sont pas des objets, mais désignent des objets. Le prosateur est un parleur et « parler, cest agir » . En effet, en parlant, on dévoile, et, dernière étape du raisonnement, « dévoiler, cest changer » .

Par cette distinction entre prose et poésie, Sartre a répondu à la question fondamentale du chapitre : écrire, cest révéler. Révéler, cest faire en sorte que personne ne puisse ignorer le monde et, dernier pas, si on connaît le monde, on ne saurait sen dire innocentcest exactement la même situation que nous avons avec la loi, que chacun doit connaître afin de répondre ensuite de ses actes.

Après avoir parlé du fond qui définit ce que cest quécrire, Sartre en vient à la forme. Le style, insiste-t-il, sajoute au fond et ne doit jamais le précéder. Ce sont les circonstances et le sujet que lon désire traiter qui vont pousser lécrivain à chercher de nouveaux moyens dexpression, une langue neuve, et non linverse.

À la fin du chapitre, Sartre revient sur lidée dengagement, idée sur laquelle il avait commencé son ouvrage en expliquant quon ne peut demander ni au peintre, ni au musicien de sengager. Lauteur conclut que lécrivain, lui, doit sengager tout entier dans ses ouvrages. Lécriture doit être à la fois une volonté et un choix. Mais alors, si lécriture est le fruit dune décision, il faut à présent se demander pourquoi on écrit. Ce sera lobjet du chapitre suivant.

Pourquoi écrire ?

Pour Sartre, la littérature est, comme il la démontré dans son premier chapitre, un moyen de communication. Il sagit maintenant de savoir ce que lon veut communiquer, ce que résume la question posée en tête du chapitre : « Pourquoi écrire ? ».

Sartre commence par remonter à lorigine de lécriture. « Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde » explique lécrivain. On peut prendre pour exemple une situation toute simple : un homme regarde un paysage. Par ce geste, il le « dévoile » et il sétablit une relation qui nexisterait pas si lhomme nétait pas . Mais lhomme est en même temps profondément conscient du fait quil est inessentiel par rapport à cette chose dévoilée. Il ne fait que la percevoir sans prendre part au processus de création.

Lhomme est aussi capable de créer. Mais alors, il va perdre cette fonction de « révélateur ». Lobjet produit répond à des règles que lui-même a mises en place et est par entièrement subjective ; il sera par exemple impossible à lécrivain de lire ce quil a écrit avec un regard extérieur. La situation est inversée par rapport à celle que nous avions avec le paysage : le créateur devient essentiel car sans lui, lobjet nexisterait pas, mais ce dernier est maintenant inessentiel. Nous avons certes gagné la création, qui nétait pas présente lors de la contemplation dun paysage, mais nous avons perdu la perception.

La clé du problème se trouve dans la lecture, laquelle va réaliser la synthèse entre perception et création. Pour que lobjet littéraire surgisse dans toute sa puissance, il faut quil soit lu : « c'est l'effort conjugué de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit. Il n'y a d'art que pour et par autrui » . Dans la lecture, lobjet est essentiel car il impose ses structures propres, tout comme le faisait le paysage, et le sujet est essentiel car il est requis non plus seulement pour dévoiler lobjet, mais pour que cet objet soit absolument. Lobjet littéraire, précise Sartre, nest pas donné dans le langage, mais à travers le langage. Elle mérite, pour être parachevée, dêtre lue, dêtre par dévoilée et finalement créée. Lactivité du lecteur est créatrice. Nous atteignons alors un cas unique : lobjet créé est donné comme objet à son créateur et le créateur a la jouissance de ce quil a créé.

Après avoir expliqué en quoi consistait lopération décriture et de lecture, qui se complètent lune lautre, Sartre va maintenant sattarder sur la relation particulière qui se développe entre lauteur et son lecteur. Le premier ayant besoin du second afin que saccomplisse ce quil a commencé, tout ouvrage littéraire est défini par Sartre comme un appel et plus particulièrement un appel à la liberté du lecteur, afin quil collabore à la production de louvragesans lecteur, pas dœuvre littéraire, nous lavons compris. Au centre de la relation entre auteur et lecteur, Sartre a ici placé le mot de « liberté ». Un pacte est scellé entre lauteur et son lecteur : chacun reconnaît la liberté de lautre. Le lecteur présuppose que lécrivain a écrit en usant la liberté dont est investi tout être humain (sinon lœuvre entrerait dans la chaîne du déterminisme et ne serait pas intéressante), et lauteur reconnaît à son lecteur sa liberté, laquelle est essentielle, comme nous lavons vu, pour le parachèvement de lœuvre. Voilà pourquoi la lecture peut être définie comme un exercice de générosité, chacun se donnant à lautre dans toute sa liberté et exigeant de lautre autant quil exige de lui-même. Si lon résume le processus, on peut dire que lécrivain a fait un premier mouvement qui est celui de la récupération du monde, le donnant à voir tel quil est, mais cette fois comme sil avait sa source dans la liberté humaine et non plus dans le pur hasard des choses. Le lecteur, lui, récupère et intériorise ce non-moi en le transformant en impératif que lon peut résumer ainsi : « Le monde est ma tâche ». Cest ce processus dintériorisation qui va provoquer chez le lecteur ce que Sartre appelle « une joie esthétique ». Cest précisément lorsque cette joie paraît que lœuvre saccomplit. Chacun est gagnant et récompensé pour sa peine.

Mais on ne saurait sarrêter . Ce « dévoilementcréation » doit également être un engagement, tout dabord imaginaire, dans laction. Et Sartre critique le réalisme dont la posture est celle de la contemplationce mot sopposant clairement à laction. Si lécrivain, en nommant linjustice, la crée aussi en quelque sorte, il doit vouloir en même temps la dépasser et il invite son lecteur à effectuer la même démarche. Dun côté lécrivain, de lautre le lecteur : nous voilà en présence des deux responsables de lunivers.

Après lévocation de la responsabilité, Sartre revient à la fin de son chapitre sur son idée centrale, celle de la liberté. « L'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, n'a qu'un seul sujet : la liberté » affirme-t-il. Par , il montre quil a répondu à la question « Pourquoi écrire ? » en proclamant que lart de lécriture est profondément lié à la liberté et par conséquent, saventurant sur le champ politique, à la démocratie. « Ecrire, insiste Sartre, c'est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé » . Le mot est lâché : engagé. La question est maintenant de connaître son public afin de savoir et comment sengager. D la question du chapitre suivant : pour qui écrit-on ?

Pour qui écrit-on ?

Le troisième chapitre va développer la relation fondamentale que constitue celle de lécrivain de et de son public, mais cette fois sous une perspective historique.

Sartre esquisse une première réponse à la question posée en tête du chapitre : « À première vue, cela ne fait pas de doute : on écrit pour le lecteur universel ; et nous avons vu, en effet, que l'exigence de l'écrivain s'adresse en principe à tous les hommes » . Toutefois, une restriction est immédiatement introduite. Certes, lécrivain a souvent pour ambition datteindre par lécriture une sorte dimmortalité car il aurait transcendé le moment historique dans lequel il vit en sélevant à un niveau plus élevé. Cependant, insiste Sartre, lécrivain se doit dabord de parler à ses contemporains et à ceux qui vivent dans la même culture que lui. Il y a en effet entre eux une complicité et des valeurs partagées qui permettent une communication tout à fait particulière. Cest un contact historique, en tant quil fait partie de lhistoire et quil est inscrit dans lhistoire. Lécrivain joue alors un rôle de médiateur. Non seulement il est homme, mais en plus, il est écrivain, une position quil a choisiealors quon ne choisit pas dêtre juif, par exemple. La liberté, terme clé encore une fois, est à lorigine du geste. Mais une fois ce choix fait, la société va investir sur lécrivain et lui poser des frontières, des exigences. D lintérêt de la question de la relation entre lécrivain et son public. Sartre prend pour point de départ un exemple, celui de Richard Wright, écrivain noir des États-Unis qui avait pour ambition de défendre les droits de ses compatriotes opprimés. Deux points sont particulièrement intéressants. Wright sadressait certes en premier lieu aux noirs cultivés, mais, à travers eux, il sadressait en fait à tous les hommes. Cest bien en sinscrivant dans lhistoire que lécrivain va parvenir à faire ce saut tant désiré dans linfini. Le deuxième point à relever chez Wright concerne la déchirure qui caractérisait son public : les noirs dun côté, les blancs de lautre. Ainsi, de chaque mot se dégage un double sens : il renverra à certains concepts pour le Noir, à dautres pour le Blanc.

A partir de cet exemple, Sartre va développer sa réflexion sur les relations entre lécrivain et son public. Comme nous lavons déjà vu, lécrivain dévoile la société et celle-ci, se voyant et surtout se voyant vue, est placée devant un choix impératif : sassumer ou bien changer. Voilà pourquoi on peut dire que lécrivain a une fonction de parasite : il va à lencontre de ceux qui le font vivre en attirant leur attention sur des situations face auxquelles ils préféreraient fermer les yeux. Ce conflit, à la base de la position de lécrivain, peut être exprimé de la manière suivante : nous avons dune part les forces conservatrices, ou public réel de lécrivain, et les forces progressistes, ou public virtuel. La distinction entre public réel et public virtuel étant posée, Sartre va pouvoir esquisser une brève histoire des relations entre ces deux forces.

Notre auteur commence par le Moyen Age. A cette époque, seuls les clercs savaient lire et écrire. Ces deux activités étaient considérées comme des techniques, tout comme celles de nimporte quel artisan. Le public de lécrivainsi on ose lappeler ainsiest terriblement restreint : les clercs écrivent pour les clercs. Le but nest pas de changer, mais de maintenir lordre.

Le XVIIe siècle voit intervenir la laïcisation de lécrivain, ce qui ne signifie pas, souligne Sartre, universalisation, puisque le public reste très limité. Celui-ci est actif : on lit parce quon sait écrire et on juge, selon une table de valeurs précises. On a toujours une idéologie religieuse dominante, gardée par les clercs, laquelle sest doublée dune idéologie politique qui a aussi, comme Sartre les appelle, ses « chiens de garde ». Une troisième catégorie se dégage pourtant, les écrivains qui acceptent ces données religieuses et politiques parce quelles font partie du contexte, sans que lon puisse dire quils y soient complètement à leur service. Naturellement, ils ne se posent pas de questions sur leur mission, celle-ci est déjà tracéecontrairement à lécrivain daujourdhui, sur lequel on reviendra plus tard. Ce sont des classiques, c'est-à-dire quils évoluent dans un monde stable il ne sagit pas de découvrir, mais de mettre en forme ce que lon sait déjà. La société, ou plutôt devrait-on dire lélite, car il ny a quelle qui lit, demande quon lui reflète non pas ce quelle est, mais ce quelle croit être. Lart doit être moralisateur. Sartre souligne toutefois que lon peut déjà détecter un pouvoir libérateur dans lœuvre puisque celle-ci doit avoir pour effet, à lintérieur de la classe, de libérer lhomme de ses passions

Le XVIIIe siècle marque un tournant dans lhistoire. Pour la première fois, lécrivain va refuser lidéologie des classes dirigeantes. Il faut dire que cette idéologie chancèle. La bourgeoisie montante, qui revendique ses propres valeurs, commence à faire dangereusement concurrence. Or, cette bourgeoisie, pour accomplir sa révolution, a besoin de lécrivain pour prendre conscience delle-même. En cette époque troublée, la conscience de lécrivain, tout comme son public, est déchirée : on lui a appris quil lui fallait être reconnu par les grands de ce monde, les monarques, et il les voit en pleine décadence. Mais cest justement grâce à ce conflit que lécrivain va alors prendre conscience de sa position particulière au sein de la société et va sidentifier à lEsprit, c'est-à-dire au pouvoir permanent de former et de critiquer des idées.

Lécrivain et la bourgeoisie sont alors alliés pour revendiquer la liberté. Il est alors évident que la littérature fait acte (libérateur: Sartre s'indigne qu'il faille aujourd'hui à Blaise Cendrars prouver qu'"un roman peut être aussi un acte". L'appel lancé par l'écrivain à la bourgeoisie est un appel à la révolte. Son public est à nouveau double comme pour Richard Wright : d'une part il "témoigne" face à la noblesse, d'autre part il "invite ses frères roturiers à prendre conscience d'eux-même".

Malheureusement, cette situation favorable ne va pas durer longtemps. Une fois que la bourgeoisie a atteint ses objectifs, elle veut quon laide à construire son idéologie, exactement comme le réclamait autrefois la noblesse. Comme au XVIIe siècle, la littérature est à nouveau réduite à la psychologie. On ne croit pas, ou plus, à la liberté. Cest le déterminisme qui prend le pas sur celle-ci. Mais lécrivain naccepte pas si facilement de retrouver sa situation servile dantan. Cest alors dans ces années-, après 1850, quun public virtuel commence à se dessiner. La littérature se veut abstraite et refuse de shistoriciser, dappartenir à une classe. Pourtant, ironise Sartre, dans les faits, le seul public de lécrivain, cest cette bourgeoisie quil se plait tant à critiquer. Sil avait été conséquent avec lui-même, lécrivain aurait alors pu commencer à sintéresser au prolétariat, mais il refuse ce quil ressent comme un déclassement.

La deuxième partie du XIXe siècle voit simposer une idéologie littéraire qui est celle de la destruction. Tout est à jeter à terre, y compris sa propre vieon connaît lusage que font les poètes de lalcool et de la drogue…. On dit trouver la perfection dans linutile, on refuse de moraliser et on aspire à une création absolue.

Cette période de destruction va culminer avec lavènement du mouvement surréaliste. Après avoir tout contesté, il ne restait à la littérature quà se contester elle-même et cest bien ce quentreprennent les surréalistes qui se placent dans la Négation absolue, au-dessus de toutes les responsabilités et échappant par au jugement. Voilà de quoi saccommode très bien la bourgeoisie. Si la littérature est gratuite, cest quelle est inoffensive. De plus, la bourgeoisie sait bien que lécrivain a besoin delle, ne serait-ce que pour se nourrir et pour avoir quelque chose à détruire.

La littérature est alors à une période de son existence elle est aliénée, cest-à-dire quelle nest pas parvenue à sa propre autonomie et quelle reste moyen et non fin, et est également abstraite, parce quelle tient le sujet de lœuvre comme indifférent. Si lon retrace en quelques mots son parcours, on peut dire que la littérature était déjà aliénée et abstraite au XIIe siècle, lorsque les clercs écrivaient pour les clercs. La littérature est devenue ensuite concrète et aliénée, sest libérée par la négativité mais est retombée dans labstraction pour devenir négativité abstraite puis enfin négativité absolue. La littérature a donc tranché tous ses liens avec la société.

Sartre résume en trois points la situation actuelle de l'écrivain :

  1. Il est dégoûté du signe, préfère le désordre à la composition et par conséquent la poésie à la prose.
  2. Il considère la littérature comme une expression parmi dautres dans la vie et nest pas prêt à sacrifier sa vie à la littérature.
  3. Il est traversé par une crise de conscience morale car il narrive plus à cerner son rôle.

Que doit faire lécrivain maintenant, afin de créer une situation déquilibre dans laquelle le lecteur et lauteur seraient chacun à leur place ? La réponse est claire : lécrivain doit sancrer dans lhistoire, ce qui ne veut pas dire quil renonce à la survie. Cest en effet en agissant quil survivra.

Sartre trace le portrait dune société idéale, qui serait une société sans classe le public virtuel correspondrait pleinement au public réel. Lécrivain pourrait ainsi parler à tous ses contemporains, exprimer leurs joies et leurs colères. La littérature renfermerait la totalité de la condition humaine et deviendrait anthropologique.

La littérature pourrait alors saccomplir dans cette société qui serait en révolution permanente et qui donnerait aux gens la possibilité de changer perpétuellement. La littérature serait Fête et générosité. Cette utopie, car cen est une, Sartre ladmet, permet de voir la littérature réalisée dans toute sa pureté.

Lutopie est utile pour lexemple, certes, mais elle a ses limites puisquelle ne représente aucunement ce qui se passe dans les années Sartre écrit. Après avoir traité de la littérature de manière plutôt générale, Sartre se doit maintenant de devenir plus concret en sattachant à décrire la situation présente de lécrivain en 1947.

Situation de l'écrivain en 1947

Sartre, toujours intéressé par lhistoire, tient à faire comprendre la situation actuelle en regardant un peu en arrière et notamment en distinguant les trois dernières générations décrivains françaiscar cest à eux quil sintéressequi se sont succédé depuis le début du siècle.

La première génération est composée dauteurs qui ont commencé à produire avant la guerre de 1914 et qui ont achevé leur carrière aujourdhui. Ce sont les premiers qui ont tenté une réconciliation entre la littérature et le public bourgeois. Eux-mêmes étaient bourgeois et ne tiraient pas leurs revenus de la littérature, mais plutôt de leurs biens (terres, commerce…). Ces écrivains étaient des hommes du monde, ils avaient des obligations professionnelles, des obligations envers létat, ils participaient à la société en consommant et en produisant. Et, comme le résumait lun dentre eux que Sartre se permet de citer tout en précisant que ce concept est bien loin de la philosophie quil prône : « Il [fallait] faire comme tout le monde et nêtre comme personne ».

La deuxième génération est celle qui commence à publier après 1918. Cest lâge du surréalisme, comme on la déjà dit. Le mouvement est accompli en deux temps : lobjectivité est dabord détruite, puisque la réalité est disqualifiée, mais ensuite la subjectivité va être anéantie à son tour, notamment par la technique de lécriture automatique, pour atteindre une sorte dobjectivité mystérieuse.

Sartre tient à souligner que la destruction reste complètement virtuelle. Lorsque les surréalistes se rallient aux communistes, lesquels prônent également une idéologie de la destruction, ils ne voient pas que pour les communistes, il sagit dun moyen pour la prise du pouvoir, alors que pour les membres du mouvement littéraire, la destruction est une fin en soi et le prolétariat na pas de sens à leurs yeux, puisquils aspirent à sauter hors de la condition humaine.

On en vient maintenant à la troisième génération, « la nôtre » dit Sartre. Lauteur tient à montrer dans quel contexte historique celle-ci est arrivée à lâge dhomme. Le tournant sest fait dans les années 1930 lorsque les hommes, soudainement, ont pris conscience de leur historicité. Quand la menace de la guerre est bien réelle et promet des années terribles, les hommes se rendent compte de limportance du monde matériel. Les écrivains ne peuvent plus se permettre décrire à des âmes vacantes qui samusent de jeux littéraires abstraits, il faut maintenant parler de ce qui attend les hommes de cette époque, la guerre et la mort. Le mal prend ses allures les plus concrètes, par exemple avec la pratique de la torture.

Sartre sattarde sur lexpérience des hommes français pendant la guerre et notamment pendant loccupation allemande. Sous la torture (une menace permanente pour le résistant de ces années-), lhomme est mis face à un dilemme : soit il se tait, et alors il est un héros, soit il parle, et alors il est un lâche. Cest lorsque le résistant choisit la première extrême que lhomme naît en lui. Comment parler de cette expérience ? Il faut créer une nouvelle littérature qui réconcilie labsolu métaphysique et la relativité du fait historique. Ou bien, autrement dit, la littérature doit se poser la question suivante : comment peut-on se faire homme dans, par, et pour lhistoire ? Lhomme a perdu ses points de repère. Celui qui lutte dans la résistance ne sait pas ce qui lattend le lendemain, il est dans le doute, dans lattente, dans linachevé. Voilà ce qui va pousser les hommes à écrire une littérature de situation qui rende compte de linquiétude du présent.

La fin de la Deuxième Guerre mondiale ne ressemble pas à celle de 1918 qui sétait terminée dans un esprit festif après la victoire et qui voyait sous ses yeux une fantastique reprise économique. En 1945, la littérature a décidé de refuser de lier son destin à la société de consommation, dont léquilibre est trop précaire. Avec la guerre, lhomme a appris quécrire, cest « exercer un métier, un métier qui exige un apprentissage, un travail soutenu, de la conscience professionnelle et le sens des responsabilités » . Si la guerre de 14 avait provoqué une crise du langage, la guerre de 1940 le revalorise. Lorsque chaque mot peut coûter une vie, explique Sartre, on les économise, on va au plus pressé. Le langage retrouve une fonction utilitaire.

Après le tracé historique, Sartre tente de cerner la situation de lécrivain au sortir dune guerre qui laisse comme conséquence un monde déchiré entre capitalisme et communisme : jamais lhomme na été aussi conscient du fait quil faisait lhistoire et paradoxalement, jamais il ne sest senti aussi impuissant devant lhistoire. Pour répondre à ce paradoxe, il faut sinterroger sur linteraction entre être et faire. « Est-ce quon fait ? se demande Sartre, est-ce quon se fait ? ». Ces questions tourmentent lécrivain comme le lecteur. La réponse de notre auteur est que le faire est révélateur de lêtre. Lécrivain ne va plus donner à voir le monde, comme les impressionnistes le faisaient, par exemple, mais à le changer. Cest par quon accèdera à la connaissance la plus intime de notre monde. Autrement dit : abandonnons la littérature de lexis, définie comme état passif de la contemplation, pour celle de la praxis, définie comme action dans lhistoire et sur lhistoire. Toutefois, à long terme, il faut viser une synthèse entre praxis et exis, entre négativité et construction afin datteindre la littérature totale.

Après avoir expliqué ce que doit être lécriture aujourdhui, il faut maintenant voir plus précisément à qui lon sadresse. « Au moment même nous découvrons l'importance de la praxis, au moment nous entrevoyons ce que pourrait être une littérature totale, notre public s'effondre et disparaît, nous ne savons plus, à la lettre, pour qui écrire » explique Sartre. Le public nest plus celui dautrefois, il peut sélargir et, étonnamment, les écrivains sont aujourdhui plus connus quils ne sont lus, cela notamment en raison des nouveaux moyens de communication, les mass media que sont la radio et le cinéma. Si lon sattache à décrire la situation concrète, on voit que lécrivain a face à lui une bourgeoisie en pleine décadence. Ses valeurs de travail et de propriété se sont effondrées et elle est entrée dans ce que Sartre appelle « la conscience malheureuse ». Ce sont eux, pourtant, qui aujourdhui forment le principal, si ce nest le seul public de lécrivain. Mais que peut faire lécrivain pour cette classe, si ce nest refléter cette « conscience malheureuse » ? Il doit plutôt profiter du pouvoir délargissement de son public qui lui est proposé. Louvrier de 1947, souligne Sartre, nest pas celui dil y a un siècle en arrière, il lit les journaux et écoute la radio. Il est donc possible pour lécrivain de latteindre, de lui parler, de refléter ses colères et ses revendications. Sartre apporte encore une précision importante en soulignant que lécrivain ne doit pas offrir ses services au parti communiste. Son œuvre risquerait de devenir moyen et non plus fin et dentrer ainsi dans une chaîne ses principes lui viendraient de lextérieur.

À la fin de son ouvrage Sartre en vient aux prescriptions pour les écrivains de son temps. Il résume ce quil faut faire en trois points :

  1. « D'abord recenser nos lecteurs virtuels, c'est-à-dire les catégories sociales qui ne nous lisent pas mais qui peuvent nous lire » . Sartre déplore le fait quil est difficile de pénétrer chez les instituteurs et les paysans. La petite bourgeoisie, méfiante et de tendance fasciste, nest accessible quen partie. La situation nest pas idéale, certes, mais il faut sen accommoder.
  2. Après avoir cerné un public possible, il faut se demander comment faire de lui des lecteurs en puissance, cest-à-dire de vrais lecteurs, caractérisé par leur liberté, et qui sengageraient comme lécrivain le fait. Sartre refuse de vulgariser, mais encourage par contre lutilisation des mass media : il ne sagit pas dadapter des œuvres déjà existantes, mais bien décrire directement pour le cinéma et les ondes. Le but serait darriver à un point le public ait besoin de lire et lécrivain serait alors indispensable. «  Alors lécrivain se lancera dans linconnu »  : il va parler à des gens à qui il na jamais parlé et refléter leur soucis.
  3. Une fois que lécrivain aura regagné un public, cest-à-dire « une unité organique de lecteurs, dauditeurs et de spectateurs » , il faut passer à létape suivante, cest-à-dire à celle de transformation des hommes et du monde. Les lecteurs ont aujourdhui une connaissance de lêtre humain comme exemplaires singuliers de lhumanité, ils doivent accéder à un « pressentiment de leur présence charnelle au milieu de ce monde-ci ». Les lecteurs ont ce que lon peut appeler une bonne volonté abstraite, ils doivent la concrétiser afin que celle-ci shistorialise et se transforme en revendications matérielle.

Le public est double : le premier épuise sa bonne volonté dans des rapports de personne à personne sans visée globale ; le deuxième, parce quil appartient aux classes opprimées, tente dobtenir par tous les moyens une amélioration matérielle de son sort. Lenseignement nest pas le même pour les deux : aux premiers, il faut apprendre que le règne des fins ne peut se réaliser sans Révolution et aux autres que la révolution nest concevable que si elle prépare le règne des fins. Sartre résume : « En un mot, nous devons dans nos écrits militer en faveur de la liberté de la personne et de la révolution socialiste » . Cest à partir de cette tension que se réalisera lunité du public. Car si la bourgeoisie ne se préoccupe pas du prolétariat et réciproquement, lécrivain, lui, est pleinement conscient de son appartenance à la condition humaine et donc à ces deux groupes. Certes, lécrivain pourrait tendre à une littérature pure, mais alors, il séloignerait du prolétariat et reviendrait à une littérature entièrement bourgeoise. Inversement, il pourrait également renier ses valeurs bourgeoises, mais alors son projet décrire serait entièrement discrédité. Il na dautre choix que de surmonter lopposition et la littérature dit que cest possible, puisque la littérature est liberté totale, une liberté qui doit se manifester chaque jour.

Après avoir indiqué la route à suivre pour tout écrivain de son époque, Sartre précise encore les deux aspects sous lesquels doit se présenter un ouvrage littéraire : celui de la négativité et celui de la construction. La négativité, tout dabord, implique une analyse approfondie de chaque notion afin de distinguer ce qui lui revient en propre et ce qui a été ajouté par loppresseur. Dans ce domaine, cest surtout un travail sur le langage quil faut entreprendre. « La fonction de lécrivain est dappeler un chat un chat. Si les mots sont malades, cest à nous de les guérir » . Cest une opération critique qui demande lengagement de lhomme tout entier. Cependant, la critique ne suffit pas. On ne se bat plus contre une seule idéologie, comme cétait le cas en 1750, mais on est pris entre de multiples idéologies. Voilà pourquoi il faut ajouter lidée de la construction, ce qui ne veut pas dire, précise Sartre, quil faille créer une nouvelle idéologie. En effet, à chaque époque, cest la littérature tout entière qui est lidéologie et cela parce quelle constitue la totalité synthétique et souvent contradictoire de tout ce que lépoque a pu produire. Le temps nest plus à la narration ou à lexplication, mais à une perception qui soit en même temps action puisquelle révèle aux gens ce quest le monde et le pousse à le changer, comme nous lavons vu au premier chapitre : « Lhomme est à inventer chaque jour » .

En résumé, nous dit Sartre, la littérature daujourdhui doit être problématique et moralemorale, souligne notre auteur, non pas moralisatrice. La littérature doit montrer que lhomme est valeur et que les questions quil se pose sont toujours morales. Et Sartre de conclure : « Bien sûr, le monde peut se passer de la littérature. Mais il peut se passer de lhomme encore mieux » .



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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Qu'est-ce que la littérature ? de Wikipédia en français (auteurs)

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