Contrôle social

Contrôle social

Des sarcasmes aux peines de prison, en passant par les remises de peine et les félicitations, le contrôle social désigne l'ensemble des pratiques sociales, formelles ou informelles, qui tendent à produire et à maintenir la conformité des individus aux normes de leur groupe social. Ses modalités varient d'un type de société à l'autre. Ses effets sont discutés : ciment de la cohésion sociale pour les uns, il est un instrument de domination pour les autres.

Sommaire

Les modalités du contrôle social

Sanctions formelles et sanctions informelles

Le contrôle social procède en premier lieu par jugements et par sanctions : un écart à la norme suscite des réactions qui signalent au contrevenant — et aux autres membres du groupe — qu'il doit s'y conformer. Ces sanctions peuvent être négatives (railleries, réprobations, mépris public, mise au ban, amende, etc.), mais aussi positives (médailles officielles, félicitations scolaires, compliments moraux, etc.)[1].

Le contrôle social est dit formel lorsque les jugements et les sanctions de conformité sont exercés par des organisations spécialisées (une police, des tribunaux, une administration pénitentiaire, etc.), informel lorsqu'il est appliqué par chacun des membres du groupe, de manière diffuse : une peine de prison infligée à un criminel après arrestation et condamnation pénale relève du contrôle social formel ; l'hilarité déclenchée par une tenue vestimentaire incongrue relève du contrôle social informel. « L'une est appliquée par chacun et par tout le monde, l'autre par des corps définis et constitués », écrit Émile Durkheim[2].

Les sociétés traditionnelles utilisent surtout un contrôle social informel, exercé par le groupe primaire. Dans les sociétés plus différenciées, plus individualisées et plus bureaucratisées, le contrôle social formel exercé par l'État a pris une place prépondérante, sans effacer totalement le contrôle social informel.

Les institutions du contrôle social

Si certaines institutions – les institutions pénales – sont spécialisées dans le contrôle social, il est cependant possible de considérer que toute institution a une fonction, directe ou indirecte, manifeste ou latente, de contrôle social. C'est évidemment le cas pour la famille, instance d'apprentissage des normes. C'est également le cas pour les églises et pour l'école, qui œuvrent explicitement à la transmission de valeurs et à la promotion de normes – parfois concurremment. Mais c'est aussi le cas pour des institutions qui n'ont pas pour fonction manifeste de conformer les individus aux normes établies. Les entreprises sont ainsi des lieux de conformation à des normes locales (la « culture d'entreprise ») ou générales (la ponctualité, l'assiduité, le respect de la hiérarchie, etc.). De même, les institutions de la protection sociale conditionnent explicitement ou implicitement au respect de normes morales l'assistance qu'elles apportent aux populations pauvres[3].

Certains théoriciens critiques rangent également les médias de masse parmi ces institutions qui exercent une fonction latente de contrôle social. Car si la télévision, la radio et la presse n'ont pas de pouvoir de sanction sociale, contrairement aux institutions précédentes, elles ont en revanche un puissant pouvoir de jugement, parfois à leur insu, en dépit de l'impartialité dont elles se réclament. C'est le sens du modèle de propagande, une grille d'analyse critique élaborée par Edward Herman et Noam Chomsky, qui cherchent à mettre en évidence les biais systémiques qui existent dans les médias américains dominants : ceux-ci participent d'une « fabrication du consentement », qui contribue au contrôle social dans les démocraties libérales[4].

Les transformations du contrôle social

Quand une société change, la manière dont le contrôle social s'y exerce se modifie aussi. Dans les sociétés occidentales, historiquement — et schématiquement —, le contrôle social a connu trois grandes évolutions.

  • Premièrement, il s'est étendu : c'est le sens du long et lent « processus de civilisation » analysé par Norbert Elias, un processus enclenché à l'aube de la Renaissance qui a élargi à un nombre croissant de domaines — notamment l'hygiène, et plus généralement les usages sociaux du corps – des exigences normatives portées par les élites sociales, qui trouvaient là un moyen d'affirmer leur prééminence[5]. C'est ainsi que, par exemple, le fait de cracher par terre, banal au Moyen-Age, est progressivement devenu l'objet d'une désapprobation.
  • Deuxièmement, le contrôle social formel a pris le pas sur le contrôle social informel : à mesure que les sociétés se sont différenciées et individualisées (Émile Durkheim), à mesure que l'État a centralisé le pouvoir de coercition physique (Max Weber), à mesure que la taille et la mobilité des regroupements urbains se sont accrues (Robert E. Park), le contrôle informel exercé par les groupes primaires, s'il n'a pas disparu, a perdu de son efficacité, et une part croissante des jugements et des sanctions de conformité a été prise en charge par les institutions pénales[6]. La conjonction de la première transformation (extension du contrôle social) et de la deuxième (essor d'un contrôle de type pénal) fait craindre à certains une « judiciarisation de la société ».
  • Troisièmement, la privation de liberté est progressivement devenue le type normal de la répression pénale. Mise en lumière par Émile Durkheim, qui y voit une « loi de l'évolution pénale »[7], cette transformation est confirmée par les travaux de Michel Foucault sur la prison : la naissance de la prison moderne au XVIIIe siècle et la généralisation de l'enfermement à partir du XIXe siècle témoignent d'une nouvelle signification de la peine : celle-ci n'est plus la réparation d'une offense au souverain, mais l'emploi d'une discipline correctrice, indissociablement physique et morale, sur l'individu à amender[8]. Cette évolution est cependant moins une loi qu'une tendance : la persistance de la peine de mort aux États-Unis n'en est pas la moindre exception.

Ces trois transformations du contrôle social sont parallèles à la « première modernité », qui a transformé les sociétés traditionnelles de l'Ancien régime en sociétés industrielles. Les effets de la « deuxième modernité » sont moins clairs : que devient le contrôle social dans les sociétés post-industrielles ? Une réponse générale n'est pas aisée. L'incertitude porte notamment sur la manière dont le contrôle social est affecté par les nouvelles technologies : celles-ci sont-elles en train de renforcer le contrôle étatique (vidéosurveillance des espace publics, contrôle biométrique des mobilités, etc.), d'accroître la possibilité de contester les normes dominantes (usage des NTIC par les mouvements sociaux, émergence d'un espace public décentralisé sur le Web, etc.), ou de livrer entièrement la vie privée des individus, avec ou sans leur consentement, à des intrusions normatives (traces laissées par la navigation sur Internet, porosité public / privé sur les réseaux sociaux, etc.) ?

Les effets du contrôle social

Contrôle social et déviance

La typologie de Merton

Le contrôle social tend par définition à prévenir la déviance. Ce faisant, il contribue à l'intégration des individus et à la cohésion du groupe. A contrario, un relâchement du contrôle social peut favoriser l'écart aux normes : c'est le cœur de la théorie de la « désorganisation sociale » par laquelle les premiers sociologues de la tradition de Chicago, Robert E. Park en tête, expliquent la délinquance urbaine[9].

Cependant, même serré, le contrôle social n'est pas nécessairement efficace. Aucune société, même la plus contraignante, n'a jamais pu complétement empêcher la déviance : Émile Durkheim observe au contraire que « le crime est normal »[10]. La conformité n'est que l'une des attitudes possibles de l'individu face au contrôle social : Robert K. Merton en distingue quatre autres, du ritualisme à la rébellion (voir ci-contre)[11].

La théorie de l'« étiquetage » invite même à considérer le contrôle social comme un facteur paradoxal de déviance. Selon Howard Becker, la déviance résulte d'interactions sociales. La déviance est analysée ici comme un processus interactif et séquentiel : un premier acte déviant est commis (déviance primaire), il fait l'objet d'un étiquetage (stigmatisation) d'abord par les proches et ensuite par les instances institutionnalisées du contrôle social. Cette stigmatisation produit deux effets. D'une part, elle amène l'intéressé à intérioriser l'image de soi que lui renvoie la société et ainsi à se définir lui même comme déviant. D'autre part, elle limite ses possibilités de continuer à agir dans le cadre légal. Cette stigmatisation fait donc entrer l'individu dans un processus de déviance secondaire qui induit une nouvelle réaction de la société. On entre ainsi dans une spirale dans laquelle chaque délit appelle une réaction sociale qui contribue elle-même à favoriser à commettre de nouveaux délits. Ce processus a pour effet d'amplifier la déviance et d'enfermer un comportement déviant occasionnel dans une véritable culture délinquante[12].

L'intériorisation du contrôle social

C'est sans doute lorsqu'il se mue en auto-contrôle que le contrôle social atteint son efficacité maximale : sa capacité à prévenir les écarts à la norme n'est jamais aussi forte que lorsque c'est l'individu lui-même qui se l'applique, soit de manière inconsciente, soit en ayant l'impression de se contraindre de son propre chef. Ce contrôle social interne ne se réduit pas à l'anticipation des sanctions du contrôle social externe, pour les rechercher (sanctions positives) ou les éviter (sanctions négatives) : il est le fruit d'un processus d'intériorisation de la contrainte, lui-même porté par trois facteurs.

L'intériorisation de la contrainte est d'abord le résultat d'un processus historique : elle est l'une des caractéristiques fondamentales du « processus de civilisation » décrit par Norbert Elias[13]. L'historien Roger Chartier en résume la dynamique : « en Occident, entre le XIIe et le XVIIIe siècle, les sensibilités et les comportements sont profondément modifiés par deux faits fondamentaux : la monopolisation étatique de la violence qui oblige à la maîtrise des pulsions et pacifie ainsi l'espace social ; le resserrement des relations interindividuelles qui implique nécessairement un contrôle plus sévère des émotions et des affects. »[14]

Par ailleurs, au fil des interactions quotidiennes, l'intériorisation du contrôle social est renforcée par les rôles sociaux et des jeux de distinction dans lesquels les individus sont pris : l'auto-contrôle des émotions, la maîtrise de soi, le refoulement des pulsions, sont l'effet d'un contrôle social que l'individu s'impose à lui-même pour tenir son rang, en particulier lorsqu'il prétend à la domination (Elias[15]), ou pour garder la face, dans le cadre d'une mise en scène de la vie quotidienne (Goffman[16]).

Enfin, plus fondamentalement, l'intériorisation du contrôle social est le fruit d'une socialisation : si dans les salles de classe d'un lycée, les élèves restent (très généralement) assis, ce n'est pas parce qu'après délibération (intérieure ou collective), ils auraient estimé que les sanctions négatives qu'ils encourent en se levant l'emportent sur les sanctions positives que cette bravoure leur vaudrait auprès de leurs pairs ; c'est tout simplement parce qu'après des années de socialisation scolaire, ils ne pensent plus à défier cette norme, profondément intériorisée. Autrement dit, le processus historique et collectif d'intériorisation du contrôle social est aussi un apprentissage individuel, à l'échelle d'une vie  : « chaque individu doit parcourir pour son propre compte en abrégé le processus de civilisation que la société a parcouru dans son ensemble ; car l'enfant ne naît pas "civilisé".» [17]

Contrôle social et domination

Implicite dans la sociologie durkheimienne, explicitée par la sociologie américaine dans la première moitié du XXe siècle, la notion de contrôle social n'avait, à l'origine, pas de connotation négative. Au contraire, dans ces deux traditions, le contrôle social est considéré comme consubstantiel à la vie en société, nécessaire à la cohésion sociale, facteur d'intégration. Progressivement cependant, et de manière de plus en plus nette après la seconde guerre mondiale, d'autres courants vont insister sur ses effets de domination. Quatre séries de critiques peuvent être relevées :

  • Premièrement, les normes et les valeurs auxquelles les individus sont appelés à se conformer sont souvent ceux d'un ou plusieurs groupes sociaux dominants, qui se tiennent pour normaux. Ainsi conçu, le contrôle social apparaîtra comme un entreprise d'imposition de normes promues par des « entrepreneurs de morale » (Howard Becker, op. cit.), comme un travail de production et de reproduction d'une idéologie dominante (Pierre Bourdieu & Luc Boltanski[18]), voire comme une forme dissimulée de propagande (Noam Chomsky, Edward Herman, op. cit.).
  • Lorsqu'une population tombe du mauvais côté de la norme, et lorsqu'elle ne peut ou ne veut s'y conformer, elle est stigmatisée, et doit dès lors déployer de difficiles stratégies de gestion du stigmate : c'est le sens des travaux d'Erving Goffman[19].
  • Pour une norme donnée, les exigences du contrôle social ne s'appliquent pas de la même manière à tous les groupes sociaux : les illégalismes fiscaux des catégories populaires sont par exemple plus intensément contrôlés que ceux des contribuables les plus dotés[20].
  • Cibles privilégiées du contrôle social, les catégories populaires — immigrées notamment – se voient en outre fréquemment reprocher de ne pas exercer elles-mêmes un contrôle social suffisant sur leur progéniture, dès lors livrée à la délinquance. Récurrents dans les grands ensembles, ces jugements sur l'éducation des enfants s'inscrivent dans les stratégies déployées par des classes moyennes fragilisées pour maintenir une « distance sociale » suffisante avec un prolétariat déconsidéré, souci d'autant plus vif que la « proximité spatiale » est grande, comme l'ont montré Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire[21].

Ces critiques convergent toutes vers le même point : en même temps qu'il intègre, le contrôle social stigmatise ; au nom de la cohésion sociale, il produit de la domination ; orienté par les groupes dominants et spécifiquement exigeant envers les groupes dominés, il est l'un des canaux par lesquels les hiérarchies sociale sont produites et légitimées.

Annexes

Bibliographie

Liens externes

Notes et références

  1. Alfred. R. Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Éditions de Minuit, 1968 (1933).
  2. Émile Durkheim, « Définition du fait moral », in Textes. 2. Religion, morale, anomie, Éditions de Minuit, 1975 (1893) [lire en ligne].
  3. (en) Frances F. Piven, Richard Cloward, Regulating the Poor: The Functions of Public Welfare, Vintage, 1993.
  4. Edward Herman, Noam Chomsky, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008.
  5. Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Pocket (Agora), 2003 (1939).
  6. Robert E. Park, « La Ville. Propositions de recherche sur le comportement humain en milieu urbain », 1925, in Y. Grafmeyer et I. Joseph, L'école de Chicago. Naissance de l'écologie urbaine, Aubier, 1984.
  7. Émile Durkheim, « Deux lois de l'évolution pénale », L'Année sociologique, vol. IV, 1899-1900 [lire en ligne].
  8. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1998 (1975).
  9. Jean-Michel Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Seuil, 2001 : chapitre 7.
  10. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Flammarion (Champs), 1999 (1894) [lire en ligne].
  11. Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Armand Colin, 1998 (1949).
  12. Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 (1963).
  13. Norbert Elias, La Dynamique de l'occident, Pocket (Agora), 2003 (1939).
  14. Roger Chartier, « Formation sociale et économie psychique : la société de cour dans le procès de civilisation », préface à Norbert Elias, La Société de cour, Flammarion (Champs), 1985.
  15. Ainsi, à la cour, le roi ne peut « soumettre les autres à la contrainte de l'étiquette et de la représentation, sans y prendre pat lui-même. » (Norbert Elias, La Société de cour, Flammarion (Champs), 1985).
  16. Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, 1973 (1959).
  17. Norbert Elias, Ibid.
  18. Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, « La production de l'idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol.2, 1976 [lire en ligne].
  19. Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, 1997 (1963).
  20. Alexis Spire, « La gestion différentielle des illégalismes fiscaux », Politix n°87, 2009.
  21. Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol.11, 1970 [lire en ligne].

Wikimedia Foundation. 2010.

Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Contrôle social de Wikipédia en français (auteurs)

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