Shopenhoer

Shopenhoer

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer
Philosophe occidental
Époque moderne
Schopenhauer.jpg
Naissance : 22 février 1788
(Dantzig)
Décès : 21 septembre 1860
(Francfort-sur-le-Main)
Principaux intérêts : Métaphysique, Esthétique, Morale, Religion
Idées remarquables : Vouloir-vivre, Monde comme volonté, monde comme représentation
Influencé par : Platon, Aristote, Spinoza, Rousseau, Kant, Claudius, Hindouisme, Bouddhisme
A influencé : Borges, Céline, Cioran, Cortazar, Freud, Hesse, Horkheimer, Houellebecq , Jung, Mann, Maupassant, Nietzsche, Proust, Simmel, Tolstoï, Wagner, Wittgenstein

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand, né le 22 février 1788 à Dantzig en Prusse, mort le 21 septembre 1860 à Francfort-sur-le-Main.

Sommaire

Biographie

Né le 22 février 1788 à Dantzig, Arthur est le fruit du mariage célébré en 1785 entre Johanna Henriette Trosiener, agée alors de 19 ans, et de Henri Floris Schopenhauer qui en a 38. Avant même sa naissance, ce dernier veut en faire un commerçant, tout comme lui, du fait de l’aisance et la liberté que la carrière commerciale procure, ainsi que l’exercice qu'elle donne à toutes les facultés intellectuelles. Souhaitant aussi en faire un citoyen du monde, il le prénomme Arthur, ce prénom étant, à quelques nuances près, le même dans toutes les langues européennes.

Portrait de jeunesse de Schopenhauer.

En 1793, la famille Schopenhauer fuit devant l'occupation prussienne pour s'établir dans la ville libre de Hambourg. Son unique sœur, Adèle, naît en 1797. La même année, Henri Floris commence à s’occuper de l’éducation de son fils afin qu'il embrasse une carrière commerciale. Selon lui, deux moyens sont requis pour y parvenir : l’étude des langues et les voyages. Ainsi, en 1797, Arthur (9 ans) passe deux ans au Havre chez un correspondant de son père où il apprend le français. De retour à Hambourg, il poursuit ses études commerciales, mais ne manque pas une occasion de suivre son père lors de ses déplacements (Hanovre, Cassel, Weimar, Prague, Dresde, Leipzig, Berlin). À la promesse faite par son père d’un voyage en Europe s’il achève sa formation commerciale, Arthur se détourne de sa passion naissante pour les études littéraires. En effet, il aime lire les poètes et s’applique au latin. Le voyage débute en mai 1803 (Arthur a donc 15 ans) et s’achève au mois de septembre 1804. Il séjourne ensuite à Londres (suffisamment longtemps pour parler l’anglais couramment), à Paris, dans le midi de la France, à Lyon, en Savoie, en Suisse, puis finalement en Bavière et en Autriche.

De retour de voyage, et devenu employé commercial, son travail lui répugne, et l'engagement qu'il a pris vis-à-vis de son père le ronge. Mais son père meurt quelque temps après, le 20 avril 1806, en tombant ou en se jetant (suicide ?) d’un grenier dans le canal situé derrière la maison. À la suite de ce funeste événement, Johanna Schopenhauer, sa mère, vend le fonds de commerce et s'installe à Weimar pour se livrer à ses activités littéraires. Elle tient chez elle un salon de thé où Goethe vient régulièrement. Elle devient même une romancière à succès. Quant à Arthur, il entreprend enfin des études classiques au Gymnasium (Lycée) de Gotha, puis à Weimar chez sa mère, où il rencontre Goethe pour la toute première fois. Ainsi, Schopenhauer devient un classique déterminé, nourri des poètes grecs et latins.

Après les études classiques qui l’ont familiarisé avec l’Antiquité, il s’inscrit en 1809 à l’université de Goettingue (Göttingen) où il rencontre Heinrich Reiss. Il a 21 ans. Parmi ses professeurs, il compte le philosophe Schulze, antidogmatique, qui craint de voir dégénérer l’idéalisme transcendantal en idéalisme absolu. Ce premier directeur philosophique lui conseille d’étudier d’abord Kant, et Platon et d’y joindre ensuite Aristote et Spinoza, ce qui constitue pour lui, les bases du travail philosophique.

Enfin, il achève sa carrière universitaire à Berlin, université dans laquelle il passe trois semestres (de 1811 à 1813). Ce qui le pousse dans cette ville est son désir d’entendre Fichte pour lequel il conçoit une admiration a priori, laquelle ne résiste pas à l’épreuve. Il est éloigné de Fichte par le dogmatisme du fond et le caractère oratoire de la forme. Le cours de Schleiermacher sur l’histoire de la philosophie au Moyen Âge le laisse indifférent. Mais il se passionne pour les leçons de Boeckh sur Platon, et plus encore pour celles de Wolf (à ne pas confondre avec Christian von Wolff le célèbre Leibnizien) sur Aristophane et sur Horace, poète latin qui devient un de ses auteurs favoris, avec Pétrarque. Sa formation s’achève en 1813 à l’âge de 25 ans. Il quitte donc Berlin pour commencer à s’occuper de sa thèse de doctorat, son premier ouvrage important.

En 1813, il soutient donc sa thèse dont le titre est La Quadruple Racine du principe de raison suffisante à l'université d'Iéna. La même année, il rencontre Goethe, à Weimar, avec qui il discute des écrits sur la manifestation des couleurs, dont il tirera une théorie. Il rédige, en 1815, son propre essai sur ce thème, Sur la vue et les couleurs, édité en 1816. Il découvre ces années-là la philosophie hindoue, grâce à l'orientaliste Friedrich Majer et la lecture des Upanishads. En 1814, il se brouille avec sa mère et emménage seul à Dresde.

En 1819, il est chargé de cours à l'université de Berlin où enseigne le philosophe Hegel, qu'il critiquera vigoureusement dans ses ouvrages, philosophe qui occupe toute l'attention philosophique dans l'Allemagne du XIXe siècle (il choisit d'ailleurs de faire cours à la même heure qu'Hegel). Il démissionne au bout de six mois, faute d'étudiants. Il publie pour la première fois en 1819 Le Monde comme Volonté et comme représentation (puis 2e édition en 1844, et 3e en 1859) où le principe est que « la volonté singulière d'un individu n'a qu'une existence illusoire, elle est de toutes parts immergée dans le jeu infini et absurde d'une réalité qui la dépasse et finit par la détruire »[1]. Les deux premières éditions sont des échecs éditoriaux. Démissionnaire, il en profite pour voyager et part pour l'Italie.

Tombe de Schopenhauer à Francfort.

Il fait une dépression en 1823. En 1825, il arrive à vivre de ses rentes, retourne à Berlin et tente de relancer sa carrière universitaire. Il quitte cette ville en 1831 pour Francfort, puis Mannheim. Il retourne à Francfort en 1833. Il est récompensé en 1839 par la Société royale des sciences de Norvège pour son mémoire Sur la liberté de la volonté humaine, qu'il joint à son Sur le fondement de la morale pour les publier sous le nom de Les Deux Problèmes fondamentaux de l'éthique en 1841. Il écrit Parerga et Paralipomena en 1851. C'est seulement vers la fin de sa vie que l'importance de son œuvre est reconnue, et que l'attention des philosophes se détourne presque entièrement de la philosophie de Hegel.

Arthur Schopenhauer, de constitution robuste, voit sa santé commencer à se détériorer en 1860. Il décède d'une crise cardiaque, à la suite d'une pneumonie, en septembre 1860 à l'âge de 72 ans à Francfort-sur-le-Main, où il est enterré (voir photo). Son chien, un caniche du nom de Atma, est son seul héritier (!).

Situation de sa philosophie

Sources

La philosophie de Schopenhauer s'inspire de celles de Platon, d'Emmanuel Kant, des religions hindoues (dont le védanta) que l'Europe venait de découvrir grâce aux traductions d'Anquetil-Duperron.

"Les écrits de Kant, tout autant que les livres sacrés des Hindous et de Platon, ont été, après le spectacle vivant de la nature, mes plus précieux inspirateurs[2]."

Sa philosophie a également une forte convergence de points de vue avec la philosophie bouddhiste (si bien qu'on le considère parfois comme un "philosophe bouddhiste"), bien que le bouddhisme ne soit pas réellement connu en Europe avant les ouvrages et les traductions d'Eugène Burnouf en 1844, bien après l'apparition de l'œuvre maîtresse de Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation.

Position

La philosophie de Schopenhauer est une forme d'idéalisme athée, spéciale en ce qu'elle fait de la science une condition de la compréhension de sa philosophie. Arthur Schopenhauer se réfère à Platon, se place en héritier de Kant, et se démarque de tous les post-kantiens de son époque. Quand l'occasion se présente, il ridiculise les idées de Fichte, Hegel et Schelling, philosophes qu’il exclut de la filiation de la philosophie kantienne en arguant de leur incompréhension de la philosophie du maître dont il s'inspire.

Il préfère la première mouture de la Critique De La Raison Pure[3], en dénonçant le théisme dont Kant fait preuve avec les corrections postérieures, suite aux pressions professorales inconscientes subies par un Etat soucieux de ne pas remettre en cause l'ordre historique[réf. nécessaire].

"Mais que personne ne se figure comnaître la Critique de la raison pure, ni avoir une idée claire de la doctrine de Kant, s'il n'a lu la Critique que dans la seconde édition ou dans les suivantes; cela est absolument impossible, car il n'a lu qu'un texte tronqué, corrompu, dans une certaine mesure apocryphe. [4]."

Influences

Cette philosophie a eu une influence importante sur certains écrivains, philosophes ou artistes du XIXe siècle et du XXe siècle : Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, Friedrich Nietzsche, Richard Wagner, Léon Tolstoï, Sigmund Freud, Joaquim Maria Machado de Assis, de manière générale le décadentisme, Marcel Proust, Thomas Mann, Fedor Dostoïevski, Henri Bergson, Ludwig Wittgenstein, André Gide, Émil Michel Cioran, Samuel Beckett ainsi que de nos jours Michel Houellebecq. Sa vision d'un monde absurde (dénué de sens) préfigure également l'existentialisme.

Présentation de sa philosophie

Portrait (1815)

Le monde en tant que représentation et d'après le principe de raison

Pour Arthur Schopenhauer, le monde, ou pour parler de façon contemporaine, l'univers, est notre représentation (Vorstellung, traduction plus exacte : présentation, ce qui se présente devant), et cela suppose une distinction originelle entre un sujet et un objet : le sujet est ce qui connaît (ce pour quoi il y a représentation) et qui par là-même ne peut être connu (ce qui ne peut pas être rapproché de la notion de néant chez Heidegger car chez ce dernier le sujet se tient dans une ouverture à l'être, et non à la volonté qu'il est, le néant chez Schopenhauer étant conçu comme proche du vide dans l'espace, la Volonté habitant le sujet) :

« Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c'est le sujet. Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène, de tout objet ; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet. Ce sujet, chacun le trouve en soi, en tant du moins qu'il connaît, non en tant qu'il est objet de connaissance.  »

Le Monde comme volonté et comme représentation, § 2.

C'est par une telle distinction que l'intuition d'un objet est possible dans le temps et l'espace (formes de la sensibilité) conformément au principe de raison qui est pour Schopenhauer - qui s'oppose ainsi à Kant - le véritable principe fondamental a priori, ce qui rend possible la science, la philosophie étant l'apparition de la conscience réflexive - la raison - de cette vérité de la représentation pour un sujet, vérité qui n'est pas nécessaire à la science et qu'elle ignore en général :

« Le monde est ma représentation. — Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l'homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu'il est capable de l'amener à cet état, on peut dire que l'esprit philosophique est né en lui. »

Le Monde comme volonté et comme représentation § 1.

Schopenhauer divise l'analyse de la représentation en deux parties dont il précise également les liens dans une théorie nettement empiriste, mais nuancée fortement par l'apriorité de certaines connaissances : les représentations de l'intuition (dans l'espace et le temps, en tant que cadre a priori réglé par la causalité), et les représentations abstraites, les concepts, qui appartiennent à la raison et dépendent de l'expérience.

L'intuition

Pour le sujet qui a une représentation, temps et espace sont indissolublement liés (il n'y a pas de temps sans espace, et réciproquement), et permettent l'existence de la matière, non seulement en tant que substance, mais aussi en tant qu'activité : la réalité est cette activité dont nous avons l'intuition des effets (Wirklichkeit, réalité, de wirken, agir, avoir de l'effet) et elle épuise toute la réalité empirique : autrement dit, il n'y a pas à chercher de "vérité" de la représentation : en la considérant en tant que telle et d'après la forme a priori fondamentale de l'entendement (principe de raison ou causalité) elle est telle qu'elle se donne, et nous la connaissons entièrement d'après cette forme : l'objet est la forme de la représentation. La représentation n'est donc pas une apparence, elle s'inscrit dans le cadre de la réalité. Mais, bien qu'elle ne soit pas une apparence, la réalité ne se distingue guère du rêve que par sa durée et les interruptions que nous remarquons lors de notre réveil (cependant, la naissance et la mort peuvent être rapprochées de ces interruptions brutales). Selon l'image de Schopenhauer, la vie éveillée est un livre que l'on lit page par page, le rêve est ce même livre dont on feuillette quelques pages.

La connaissance de la représentation passe, dans cette théorie, exclusivement par la sensibilité, dans le temps et l'espace, et est construite par l'entendement qui nous apprend à rapporter à chaque effet une cause (lorsque cette construction est prise en défaut, quand nous rapportons par exemple une cause habituelle à un effet qui peut parfois avoir une autre cause, alors se produit l'illusion). La causalité (principe de raison) est ainsi appliquée par Schopenhauer à la représentation d'un sujet, et non à la relation du sujet et de l'objet, puisque cette dernière relation est supposée par cette forme a priori qu'est le principe de raison. Cela exclut principalement que le sujet soit l'effet de l'objet ou, à l'inverse, que l'objet soit l'effet d'un sujet.

Nous apprenons donc à voir, à toucher, et nous apprenons par exemple à connaître notre corps : notre représentation commence par se développer suivant le principe de causalité, ce qui n'est pas pour Schopenhauer un privilège humain, mais caractérise au contraire l'animalité. C'est en s'élevant aux concepts de la raison, c'est-à-dire au savoir qui organise les concepts par l'intermédiaire de la raison, que l'homme se distingue des autres animaux et leur est supérieur. Seule l'intuition est capable de supprimer toute notion de temps et d'espace. C'est d'ailleurs ce qui caractérise les oeuvres du génie humain.

[réf. nécessaire]

La raison

Par l'usage de la raison, l'homme parvient donc à constituer une science, c'est-à-dire un système organique de concepts qu'il est possible de communiquer par le langage. La raison humaine est ainsi cette faculté qui nous permet de produire des concepts. Mais elle n'a pas pour autant la supériorité absolue sur l'intuition sensible. En effet :

- d'une part, la science est impossible sans l'expérience (pour ce qui concerne les sciences a posteriori qui procèdent toujours par induction et qui doivent donc procéder à des expériences qui elles-mêmes supposent des hypothèses) ; en ce sens, la raison n'apporte rien à l'intuition, elle est une représentation de représentation ; mais, de ce fait, il est faux, pour Schopenhauer, de dire que la raison nous amène, contrairement à l'intuition, à une plus grande certitude grâce aux raisonnements sur des concepts : tout concept n'est en effet certain que dans la mesure où il rejoint, d'une manière ou d'une autre, l'expérience ;

- d'autre part, l'intuition est en elle-même une forme de connaissance (bien que limitée si on la compare à la raison, car la raison nous permet de prévoir, de construire des machines complexes, d'organiser les choses et d'agir en commun, etc.) qui se trouve être plus précise que la science dans certains cas, comme l'art, l'action, et même les mathématiques dont la vérité peut-être saisie de manière évidente grâce aux formes a priori de l'espace et du temps (cette intuition étant alors supérieure aux laborieuses démonstrations qui certes prouvent et montrent le comment, mais n'expliquent pas le pourquoi). L'application de la raison à l'art revient à plaquer des généralités sur un domaine fait de nuances innombrables. Cette distinction permet à Schopenhauer d'esquisser une théorie du rire et de quelques défauts tels que la sottise, la niaiserie, etc. en considérant les dysfonctionnements qui peuvent se rencontrer dans les relations de l'entendement et de la raison (ainsi, l'application de la raison à l'art fait-elle partie de la pédanterie comique, catégorie dans laquelle Schopenhauer fait entrer la morale kantienne qui fonctionne par préceptes généraux sans tenir compte du caractère) :

  • le rire est provoqué par la confusion volontaire de plusieurs objets sous un même concept (ce qui relève de l'esprit) ou par la confusion involontaire de deux concepts pour une même chose (bouffonnerie) ;
  • la niaiserie est la difficulté pour la raison de distinguer les différences ou les ressemblances dans l'intuition.

Enfin, cette conception de la raison implique la possibilité de l'erreur dont l'étendue est considérable (elle peut ainsi régner pendant des siècles sur des peuples entiers), contrairement à l'intuition qui nous offre, mis à part quelques cas d'illusions, l'évidence de la représentation de l'objet : l'erreur, comme dans le cas de l'illusion, est une généralisation hâtive de l'effet à la cause, là où il faudrait procéder par une induction prudente.

Cette analyse de la représentation au point de vue de la connaissance (de la causalité) étant faite, Schopenhauer va en proposer une autre analyse d'après la volonté. La face interne de la représentation est en effet selon lui la volonté, par laquelle nous avons une connaissance aussi immédiate que possible de la réalité : "le monde est ma représentation", mais est aussi "ma volonté". Cette idée d'une "face interne" est reprise littéralement par Nietzsche, mais sur d'autres bases, puisqu'il refusera de supposer une unicité de la volonté au-delà de la représentation et de placer l'activité essentielle de l'homme en tant que volonté au-delà de l'expérience.

[réf. nécessaire]

La Volonté, principe fondamental

La réalité au-dedans des phénomènes (la chose en soi) n'est pas, pour Schopenhauer, contrairement à Kant, une chose qui n'est pas connaissable : l'idée même d'une telle connaissance demeure contradictoire, car elle signifierait une connaissance indépendante des conditions mêmes de la connaissance, autrement dit du principe de raison ; en revanche, Arthur Schopenhauer voit dans la Volonté l'expression la plus immédiate de la chose en soi, car le sujet qui connaît est aussi un objet de connaissance (quoiqu'il ne puisse, à strictement parler, se connaître lui-même, d'un point de vue objectif). Par l'intuition de la Volonté dans le sujet, être humain, nous avons l'intuition d'un phénomène éternel qui s'inscrit dans le temps, ce qui nous permet d'entrevoir là la forme la plus pure que nous puissions concevoir de la chose en soi: La Volonté,c'est-à-dire la volonté de vivre dans le sujet, dont chaque chose en ce monde est une expression selon le principe de raison. Contrairement à Kant (en tout cas, tel que Schopenhauer le rationnalise), il ne fait pas de la notion de chose en soi la chose dont il y aurait manifestation en tant qu'objet ou en tant que phénomène : l'objet est pour le sujet, dans la représentation ; de ce fait, la chose en soi n'est liée ni à l'objet ni au sujet, mais constitue un troisième dénominateur dont on ne peut absolument rien dire, ce qui permet, selon Schopenhauer de rejeter à la fois la philosophie de l'objet (en particulier le matérialisme qu'il analyse longuement pour en montrer les contradictions) et la philosophie du sujet (c'est-à-dire le solipsisme), c'est-à-dire toutes les philosophies qui reposent sur l'idée que le sujet serait la condition de l'objet.

[réf. nécessaire]

Du corps à la volonté

La Volonté vient, de cette manière, se loger là où les explications scientifiques ne peuvent parvenir, car confrontées à la chose en soi : L'existence du monde échappe en effet à la causalité, et la science ne peut alors que déceler des qualités a priori occultes (gravité de Newton par exemple). Or, pour atteindre cette conception du monde, Arthur Schopenhauer réhabilite le corps, cette expérience que nous ne pouvons nier, et dont il avait d'abord fait abstraction pour exposer plus facilement sa théorie de la représentation dans les premières pages du "Monde comme Volonté et Comme Représentation". Le corps est ainsi selon lui l'expérience la plus immédiate que nous pouvons saisir, en liaison directe avec l'expression de la Volonté.

[réf. nécessaire]

La volonté et les idées

La Volonté est Une, mais d'une unité sans relation au multiple, au Tout. Elle est immuable et éternelle (Elle n'est pas dans l'espace-temps). N'étant pas en soi déterminée par le principe de raison, Elle est sans raison (grundlos), c'est-à-dire inconditionnée et aveugle : Elle ne peut donc faire l'objet d'aucune science ; le savoir relatif à cette Volonté est proprement la philosophie, voire plus haut, connaissable uniquement par l'introspection du sujet : le fait que la représentation devient réfléchie, qu'elle adopte une position de réflexion sur elle-même, ce qui conduit à entrevoir une conception du fait d'être de la Volonté, de sa réalité, ce que fait l'art.

[réf. nécessaire]

Schéma pour comprendre

          Volonté (nulle part, en aucun temps)
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idées (qui permettent de définir des lois entre les manifestations)  
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               sphère des manifestations 
 et des représentations pour le sujet (sans lien de causalité avec la volonté)
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   individuations (temps, espace, causalité = matière, activité, force)

L'individuation

Schopenhauer explique l'individuation (l'existence spatio-temporelle) de deux points de vue complémentaires. D'une part, l'individuation se produit par subordination du degré inférieur de l'existence au degré supérieur, autrement dit des éléments physico-chimiques à des degrés d'organisation plus complexes ; d'autre part, l'individuation suppose la réalisation d'une idée, autrement dit d'un principe téléologique qui, de notre point de vue, se répète inlassablement (le même effet suit la même cause aujourd'hui comme il y a deux mille ans) s'il ne prend pas conscience de lui-même, alors qu'il demeure éternel et n'est en rien affecté par ses manifestations, aussi nombreuses soit-elles.

Cette théorie est ainsi fortement inspirée des théories de Platon (Idées-lois du devenir) et d'Aristote (engagement de la forme dans la matière).

L'individuation est l'expression de la Volonté déterminée en un point et un temps particuliers, l'individu, qui, de ce fait, et contrairement à la Volonté, n'est pas nécessairement lui-même une expression aveugle de volonté : en l'homme, par exemple, la volonté se présentant d'une manière déterminée, elle se manifeste d'une manière rationnelle (autrement dit suivant toujours une causalité intelligible) qui explique l'illusion du libre-arbitre car nous pensons pouvoir nous déterminer nous-mêmes à être ce que nous voulons, alors que le fait d'être telle volonté déterminée demeure un fait brut inchangeable. Les individus croient pouvoir disposer d'un libre arbitre, mais agissent toujours selon le principe de raison qui détermine la Volonté qui est au plus profond d'eux-mêmes ; chacun des choix que l'on pourra faire sera donc toujours guidé par une forme particulière qu'adopte la Volonté.
Le renoncement ou l'émotion esthétique peuvent toutefois nous permettre de nous détacher de la Volonté (point qui sera examiné dans une prochaine section).

[réf. nécessaire]

La lutte pour la domination

L'individuation, notamment parce qu'elle comprend un processus de subordination, fonde une compréhension du monde dans lequel la volonté se nourrit d'elle-même. La Volonté se trouve en effet confrontée à elle-même par l'intermédiaire des unités individuelles, tout en étant toujours une. Cette confrontation permanente est le monde dans lequel nous vivons. Nous autres humains sommes en effet en perpétuelle lutte les uns les autres, et en perpétuelle lutte contre ce qui exprime la Volonté par une branche autre que la nôtre. C'est cette lutte pour la vie qui engendre la souffrance qui ne cesse que momentanément, pour laisser la place à l'ennui. Il est important pour aborder la philosophie de Schopenhauer de bien distinguer le terme Volonté, qui désigne le concept central de sa philosophie, de la volonté dont nous pouvons parler tous les jours pour les actions à entreprendre. Le champ de la Volonté schopenhauerienne ne se limite pas au vivant, mais englobe tous les changements qui peuvent avoir lieu dans l'univers.

[réf. nécessaire]

La Volonté et le temps

Il est souvent attribué à Schopenhauer l'adoption d'un concept cyclique du temps, mais il n'en est rien. Il souscrit totalement à la palingénésie, source de confusion, et rejette la métempsycose, explication des réincarnations. Il est probable que ce flou conceptuel soit dû au concept de l'Éternel retour développé par son disciple Friedrich Nietzsche, à la sympathie de Schopenhauer pour le bouddhisme, et aussi à une métaphore du § 54 du Monde comme Volonté et comme Représentation (MVR). Celle-ci présente le présent comme le point de contact d'une tangente et d'un cercle qui tourne, mais cela dans l'objectif de montrer que le présent n'est qu'un point immobile, comme l'est un couteau que l'on aiguise sur une meule de pierre. L'infinité du temps selon Schopenhauer est mieux exprimée par la métaphore suivante[5] : « Le temps ressemble […] à un courant irrésistible, et le présent à un écueil, contre lequel le flot se brise, mais sans l'emporter ».

De plus, l'idée fréquente chez Schopenhauer, que les choses se renouvellent et se répètent toujours identiques à elles-mêmes, comme par exemple les événements de l'histoire, contribue à entretenir cette idée de temps cyclique. Cette répétition dans la continuité ne provient pas d'un aspect cyclique du temps pour le philosophe, mais de l'aspect itératif dans la manifestation de la Volonté, qui se trouve toujours confrontée à elle-même et en perpétuel conflit. Pour Schopenhauer, seul le présent existe[5] : « Avant tout, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la forme propre de la manifestation du vouloir […], c'est le présent, le présent seul, non l'avenir, ni le passé ; ceux-ci n'ont d'existence que comme notions, relativement à la connaissance, et parce qu'elle obéit au principe de raison suffisante ».

La Vie

La vie est une objectivation de la volonté, qui par l'individuation, donne les formes vivantes que nous connaissons. Les êtres vivants, résultats de cette individuation, sont en permanente lutte les uns contre les autres, dans la souffrance qu'engendre la vie. La position de Schopenhauer vis-à-vis des théories de l'évolution est assez curieuse, dans la mesure où on y décèle certaines contradictions. Schopenhauer est en effet partisan de la description des phénomènes biologiques que fait Lamarck[réf. nécessaire], mais n'adhère pas à son hypothèse, essentiellement pour des causes métaphysiques. Comme à son habitude acerbe et ironique, il met cette "erreur" au compte de l'« état attardé de la métaphysique en France »[réf. nécessaire], ce qui sauvegarde par ailleurs son admiration pour Lamarck. Le problème vient essentiellement du fait de voir individuellement les êtres vivants comme des choses en soi, alors que la chose en soi est la Volonté, elle seule et dans son ensemble. Néanmoins, ses textes sont parsemés de remarques en relation étroite avec la théorie de l'évolution (« les choses se sont passées exactement comme si une connaissance du genre de vie et de ses conditions extérieures avait précédé la mise en place de cette structure »[réf. nécessaire] ; « la résidence de la proie a déterminé la figure du poursuivant »[réf. nécessaire]). Ceci nous permet de dire, avec Jean Lefranc[réf. nécessaire], que certain de ses textes annoncent le struggle for life du darwinisme. Lors de la publication en 1859, peu avant sa mort, de L'Origine des espèces, Schopenhauer n'y voit qu'une « variation sur la théorie de Lamarck »[réf. nécessaire]. Son idée est faite depuis longtemps sur le Lamarckisme et il lui est en effet impossible, compte tenu des connaissances de son temps, de s'accorder avec cette nouvelle théorie de l'évolution. À la lumière des hypothèses actuelles, notamment celles de Richard Dawkins et de Cairns-Smith[réf. nécessaire], certaines contradictions entre le darwinisme et la Volonté schopenhauerienne sont caduques, comme l'unité du vivant et la distinction entre vie et matière inerte, ce qui les rend parfaitement compatibles.

La Souffrance

Le comportement des animaux et des hommes, qui sont les objectivations supérieures de la Volonté dans les strates de l'existence, est entièrement régi par la fuite de la souffrance, qui, comme idiosyncrasie, est perçue, in fine, positivement. Les plaisirs ne sont que des illusions fugaces, des apaisements possibles au creux des désirs et tracas ininterrompus. Ils n’apparaissent qu’en contraste avec un état de souffrance, et ne constituent pas une donnée palpable réellement pour les êtres en mouvement. Le bonheur, toujours fugace, peut constituer un repos de l’esprit mais reste un repos éphémère, puisqu'il est sans cesse troublé par l'apparition de nouveaux désirs, lesquels, s'ils restent inassouvis, constituent un obstacle au bonheur. Parce que tous les êtres souffrent, la souffrance est la vérité commune aux êtres qui constituent le monde, et une vérité psychologique et archétypique de la condition humaine.

[réf. nécessaire]

L’amour

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, on peut lire, au début du chapitre consacré à la métaphysique de l’amour : « Aucun thème ne peut égaler celui-là en intérêt, parce qu’il concerne le bonheur et le malheur de l’espèce, et par suite se rapporte à tous les autres […] »[6].

« Au lieu de s’étonner, écrit Schopenhauer, qu’un philosophe aussi fasse sien pour une fois ce thème constant de tous les poètes, on devrait plutôt se montrer surpris de ce qu’un objet qui joue généralement un rôle si remarquable dans la vie humaine n’ait pour ainsi dire jamais été jusqu’ici pris en considération par les philosophes. »

L’importance de ce thème se comprend si l’on part de ceci que, pour Schopenhauer, la Volonté constitue le fond des choses. Si le monde est l’objectivation de la Volonté, si par lui, elle parvient à la connaissance de ce qu’elle veut, à savoir ce monde lui-même ou, aussi bien, la vie telle qu’elle s’y réalise, on admettra que volonté et vouloir-vivre sont une seule et même chose.

Or, l’amour est ce par quoi la vie apparaît ici-bas. De la vie, l’expérience nous enseigne qu’elle est essentiellement souffrance, violence, désespoir. Cette misère des êtres vivants, misère que la lucidité nous contraint à reconnaître, ne répond à aucun but final : originellement, la Volonté est aveugle, sans repos, sans satisfaction possible.

Certes, la nature poursuit bien, en chaque espèce, un but, qui n’est autre que la conservation de celle-ci. Mais cette conservation, cette perpétuation, ne répond elle-même à aucune fin : chaque génération refera ce qu’a fait la précédente : elle aura faim, se nourrira, se reproduira. « Ainsi va le monde, résume Martial Guéroult, par la faim et par l’amour ».[réf. nécessaire] La seule chose qui règne, c’est le désir inextinguible de vivre à tout prix, l’amour aveugle de l’existence, sans représentation d’une quelconque finalité.

Ainsi, chez Schopenhauer, l’amour se présente d’abord comme cet élan aveugle qui conduit à perpétuer la souffrance en perpétuant l’espèce. L’acte générateur est le foyer du mal. Dans un entretien avec Challemel-Lacour, en 1859, Schopenhauer dit : « L'amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste ; le Génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain. ».[réf. nécessaire] Céder à l’amour, c’est développer le malheur, vouer une infinité d’autres êtres à la misère. Ceci explique directement le sentiment de honte et de tristesse qui suit, chez l’espèce humaine, l’acte sexuel. Le thème de l’amour chez Schopenhauer est donc à mettre en rapport avec l’horreur devant la vie : il apparaît d’abord comme un objet d’effroi.

La passion amoureuse et l'inclination sexuelle

La passion amoureuse et l’instinct sexuel, pour Schopenhauer, sont une seule et même chose. À ceux qui sont dominés par cette passion, écrit-il, « Ma conception de l’amour […] apparaîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et transcendante qu’elle soit au fond »[7].

À l’opposition classique entre l’esprit et le corps, Schopenhauer substitue une opposition entre l’intellect et la volonté. Or il faut reconnaître, dans la sexualité, une expression du primat du vouloir-vivre sur l’intellect, primat qui implique que « les pensées nettement conscientes ne sont que la surface »[réf. nécessaire], l’intellect, et que nos pensées les plus profondes nous restent en partie obscures, quoiqu’elles soient, en réalité, plus déterminantes, plus fondamentales. Ces pensées profondes sont constituées par la volonté, et la volonté, comme vouloir-vivre, donc vouloir-se-reproduire, implique, en son essence, la sexualité.

En affirmant ainsi le caractère obscur pour la conscience des pensées liées à la sexualité, Schopenhauer esquisse une théorie d’un moi non-conscient – mais il ne s’agit pas encore d’une théorie de l’inconscient, au sens où l’entendra Freud. C’est à partir de ce fond non-conscient, c’est-à-dire à partir de la sexualité, qu’il faut comprendre l’existence, chez l’être humain, de l’intellect : « du point externe et physiologique, les parties génitales sont la racine, la tête le sommet »[réf. nécessaire].

L’instinct sexuel est l’instinct fondamental, « l’appétit des appétits » : par lui, c’est l’espèce qui s’affirme par l’intermédiaire de l’individu, « il est le désir qui constitue l’être même de l’homme ». « L’instinct sexuel, écrit-il encore, est cause de la guerre et but de la paix : il est le fondement d’action sérieuse, objet de plaisanterie, source inépuisable de mot d’esprit, clé de toutes les allusions, explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif […] ; c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible ». « L’homme est un instinct sexuel qui a pris corps ».[réf. nécessaire] C’est donc à partir de lui qu’il faut comprendre toute passion amoureuse. Tout amour cache, sous ses manifestations, des plus vulgaires aux plus sublimes, le même vouloir vivre, le même génie de l’espèce.

Pourtant, dira-t-on, n’y a-t-il pas, entre l’instinct sexuel et le sentiment amoureux, une différence essentielle, puisque le premier est susceptible d’être assouvi avec n’importe quel individu, tandis que le second se porte vers un individu en particulier ?

Schopenhauer ne nie aucunement une telle distinction. Il fait même de l’individualisation du choix amoureux le problème central de la psychologie amoureuse. Le choix des amants est la caractéristique essentielle de l’amour humain. Cela ne signifie pas, pour autant, qu'on ne peut pas expliquer ce choix par le génie de l’espèce. La préférence individuelle, et même la force de la passion, doivent se comprendre à partir de l’intérêt de l’espèce pour la composition de la génération future. « Toute inclination amoureuse […] n’est […] qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé […], plus individualisé ». « Que tel enfant déterminé soit procréé, voilà le but véritable, quoique ignoré des intéressés, de tout roman d’amour ».[réf. nécessaire] C’est dans l’acte générateur que se manifeste le plus directement, c’est-à-dire sans intervention de la connaissance, le vouloir-vivre.

Or, l’amour, la reproduction, ne sont que ce par quoi le mal, la misère, sont perpétués dans le monde. La passion amoureuse est ainsi au centre de la tragédie sans cesse réitérée que constitue l’histoire du monde. La tragédie est d’autant plus grande qu’en procréant, l’individu prend obscurément conscience de sa propre mort : il n’est rien, seule compte l’espèce, et l’espèce n’est faite que d’autres individus qui, comme lui, connaissent la souffrance et l’angoisse. Les aspirations des amants, écrit Schopenhauer, « tendent à perpétuer cette détresse et ces misères qui trouveraient bientôt leur terme, s’ils n’y faisaient pas échec comme leurs semblables l’ont fait déjà avant eux ».[réf. nécessaire]

La lucidité, et le sentiment de pitié dont l’homme est susceptible à l’égard des autres êtres vivants, imposent de mettre un terme à ces souffrances, en renonçant à la procréation.

La pitié

Précisément, le terme d’amour peut s’entendre, non plus au sens d’instinct sexuel ou de passion amoureuse, mais au sens d’universelle compassion devant l’universelle souffrance dont nous sommes témoins. La pitié, en effet, est la seule vertu morale qui fait véritablement sens. C’est dans la charité qui est, aussi bien, amour de l’humanité, que le phénomène moral se manifeste avec le plus de force et de clarté. La pitié est alors définie un sentiment intérieur entièrement spontané.

Mais cette affirmation n’est pas sans poser problème : un tel sentiment est-il seulement possible ? « Comment, demande Schopenhauer, une souffrance qui n’est pas mienne, qui ne me touche pas moi , peut-elle devenir à l’instar de la mienne propre, un motif pour moi et m’inciter à agir ? »[réf. nécessaire]

En réalité, le sentiment de pitié s’explique par l’unité de la volonté au-delà de la multiplicité des individus : la volonté du moi, en tant justement que volonté, se reconnait identique à celle d’autrui dans un seul et même être.

Quelles sont les conséquences pratiques et éthiques de ce sentiment de pitié, d’amour pour l’humanité (mais aussi pour les animaux) ? Autrement dit, que puis-je faire, au juste, face à la souffrance d’autrui ? Au fond, un individu peut difficilement soulager les souffrances d’un autre. Pour Schopenhauer, la participation à la souffrance d’autrui ne trouve son achèvement que dans l’affranchissement de la souffrance du monde par l’abolition du vouloir-vivre, par la négation de celui-ci dans l’ascétisme, négation qui peut aboutir à un état de béatitude.

D’où l’exhortation, chez Schopenhauer, à la restriction des désirs, mais aussi l’éloge des plaisirs esthétiques et intellectuels. L'abnégation totale du vouloir-vivre implique d’abord la négation du corps, donc de la sexualité, qui est l’expression la plus directe de la volonté. Le refus de perpétuer la souffrance de l’humanité implique ainsi un refus de la procréation : la mortification de la volonté passe, dès lors, par le célibat, la chasteté volontaire. En d’autres termes, la pitié - c'est-à-dire l’amour pour l'humanité -, trouve sa plus haute forme d'accomplissement dans le renoncement à la sexualité et au sentiment amoureux.

La philosophie de Schopenhauer de l'amour conduit donc, d’une part, à l'identification de l’instinct sexuel et de la passion amoureuse (celle-ci n’étant qu’un instinct sexuel individualisé), et d’autre part, à une opposition radicale entre l’amour-charité et l’amour-passion.

L’illusion amoureuse

Schopenhauer est, pourrions-nous dire, le philosophe qui détruit en nous toute forme d’espoir, notamment en qualifiant d’ « illusions » ce que le sens commun considère comme un bien. Au nombre de ces illusions, le philosophe range l’amour, dans lequel il voit une « ruse du génie de l’espèce ». La conception de l’amour comme d’un instinct servant les intérêts de l’espèce, et a fortiori ceux du Vouloir, contribue à faire de Schopenhauer, certes un philosophe « pessimiste », mais aussi et surtout un philosophe original.

« Toute inclination amoureuse, en effet, pour éthérées que soient ses allures, prend racine uniquement dans l’instinct sexuel, et n’est même qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé et, rigoureusement parlant, plus individualisé »[8]. Il nous faut effectivement comprendre que l’homme, en tant qu’objectivation la plus individuée du Vouloir, n’aura en vue que ses propres intérêts, ou du moins ce qu’il juge être ses intérêts, là où l’animal obéit aveuglément et d’une manière immédiate aux intérêts de l’espèce. Mais, loin d’échapper à la « dictature de l’espèce », ce dernier, sans s’en apercevoir, reste totalement soumis au Vouloir et à sa perpétuation. Et ce qui permet de concilier à la fois les intérêts particuliers de l’individu et ceux de l’espèce, ce n’est autre chose que le sentiment amoureux. En ce sens, l’amour, la passion, désignent les « instruments » du Vouloir soumettant l’individu à la prolongation de l’espèce. Lorsqu’un sentiment amoureux se fait jour en moi, ce n’est ni plus ni moins que le vouloir-vivre qui s’éveille et qui témoigne, d’une manière déguisée, de son aspiration à se prolonger sous la forme d’une existence nouvelle. L’idée ne peut être mieux formulée que par Schopenhauer lui-même : « quand l’individu doit se dépenser et même faire des sacrifices en faveur de la persistance et de la constitution de l’espèce, l’importance de l’objectif ne peut être rendue perceptible à son intellect adapté aux seules fins individuelles, de telle sorte qu’il agisse en conformité avec lui. C’est pourquoi la nature ne peut en l’occurrence atteindre son but qu’en inculquant à l’individu une illusion, grâce à laquelle il regardera comme un bien pour lui-même ce qui n’est tel en fait que pour l’espèce » [9] ; La passion amoureuse est donc une sorte de « voile » cachant à l’individu que ce qu’il pense être ses intérêts personnels sont en réalité ceux de l’espèce.

Il serait en ce sens intéressant de mettre en lumière une véritable « théorie du complot » chez Schopenhauer. Le complot, c’est celui d’un Vouloir, véritable essence de l’univers, qui, en vue de perdurer dans l’existence, soumet l’ensemble de ses manifestations à la perpétuation de l’espèce par le biais de l’instinct sexuel. Et c’est parce qu’en l’homme, les intérêts égoïstes priment sur ceux de l’espèce, que le Vouloir usera d’un « stratagème » afin qu’intérêts particuliers et généraux soient confondus. Ainsi, nous pouvons étudier la passion amoureuse selon deux points de vue : selon la perspective individuelle, les hommes recherchent leur propre plaisir dans la compagnie de l’être aimé ainsi que dans la jouissance sexuelle ; du point de vue plus général de l’espèce, l’amour entre deux êtres désigne le moyen pour le Vouloir de satisfaire sa tendance première et essentielle, à savoir la volonté de vivre. C’est ce qui permet à Schopenhauer de parler du sentiment amoureux comme d’une véritable « illusion », d’un « instinct »[9], ou encore d’un « masque »[10]. La passion amoureuse n’est donc que l’effet de surface d’un vouloir-vivre inconscient qui nous gouverne de part en part et vis-à-vis duquel nous ne représentons que des moyens.

Schopenhauer se livre par ailleurs, dans la Métaphysique de l’amour, à une véritable « psychologie des désirs » ; en essayant de montrer dans quelle mesure les choix (d’ordre physique et psychique) qui nous poussent vers tel être et pas un autre témoignent de ce vouloir-vivre qui cherche dans autrui, non pas le meilleur amant, mais le meilleur reproducteur, Schopenhauer tend à nous révéler que ce qui parle en nous dans pareil cas, ce n’est pas l’esprit mais l’instinct. Le Vouloir, comprenons-le bien, ne cherche pas à se re-produire purement et simplement, mais il tend, au fil des générations, à le faire avec la meilleure constitution possible. Nous ne sommes pas loin, ici, d’une théorie schopenhauerienne de l’évolution. Dans une inclination particulière pour tel être, Schopenhauer parle de « considérations inconscientes » qui seraient à l’origine du choix[11]. Ce que recherche la nature (ou le Vouloir) par l’intermédiaire de nos choix inconscients et rigoureusement définis, ce n’est rien d’autre que son propre équilibre. Comme le philosophe le dit lui-même, « tandis que les amoureux parlent pathétiquement de l’harmonie de leurs âmes, le fond de l’affaire […] concerne l’être à procréer et sa perfection »[12]. Telle est donc la ruse du génie de l’espèce à laquelle nous sommes tous soumis, nous qui aspirons pourtant plus que tout à l’indéterminisme et à la liberté.

C’est sans aucun doute à la lecture de la Métaphysique de l’amour[13] que Freud a pu écrire : « d’éminents philosophes peuvent être cités pour (mes) devanciers, avant tout autre le grand penseur Schopenhauer, dont la « volonté » inconsciente équivaut aux instincts psychiques de la psychanalyse. C’est ce même penseur, d’ailleurs, qui, en des paroles d’une inoubliable vigueur, a rappelé aux hommes l’importance toujours sous-estimée de leurs aspirations sexuelles »[14]. Le sentiment amoureux n’est autre chose que l’instinct sexuel en puissance ; et l’instinct sexuel traduit la tendance concrète du Vouloir à se perpétuer dans l’existence. C’est dire que la passion amoureuse désigne cette ruse que le Vouloir applique à des êtres dont les intérêts conscients sont uniquement égoïstes. C’est ainsi que je vais me croire libre de rechercher à la fois la compagnie de l’être aimé et la satisfaction engendrée par la jouissance sexuelle, alors qu’en réalité, par une telle attitude, je me constitue en esclave du Vouloir et de son intérêt primordial : sa manifestation phénoménale. Avoir l’illusion de servir ses intérêts privés, c’est donc assurer la subsistance du Vouloir auquel je suis soumis.

Œuvres

  • Journal de voyage, 1803-1804
  • De la quadruple racine du principe de raison suffisante (Über die vierfache Wurzel des Satzes vom zureichenden Grunde), 1813
  • Sur la vue et les couleurs (Über das Sehn und die Farben), 1816
  • Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung), 1818/1819, vol.2 1844 (Wikisource)
  • L'Art d'avoir toujours raison (1830-1831)
  • La Volonté dans la nature (Über den Willen in der Natur), 1836
  • Essai sur le libre arbitre (Über die Freiheit des menschlichen Willens), 1839
  • Fondement de la morale Über die Grundlage der Moral, 1840
  • Parerga et Paralipomena (Parerga und Paralipomena), (1851). Première édition française intégrale, CODA, 2005, ISBN 2849670200 ; cette œuvre a d'abord été traduite seulement par parties, par exemple :
    • Aphorismes sur la sagesse dans la vie (Aphorismen zur Lebensweisheit), 1886 - Apologie de l'eudémonologie.
    • En français : Philosophie du Droit et autres essais, Paris, 2006
  • Essai sur les femmes, (Über die Weiber), 1854
  • Nachlassband von Julius Frauenstedt, 1864
  • L'amour sexuel, sa métaphysique, 2008, Stalker Éditeur.
  • L'art d'être heureux (Seuil - 01/2001)

Bibliographie critique

  • A. Baillot, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), Étude suivie d'un essai sur les sources françaises de Schopenhauer, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1927, reed. 209.
  • C.Rosset, Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Paris, Presses universitaires de France, 1967 ISBN 213042130X
  • C.Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, Paris, Presses universitaires de France, 1969 ISBN 2130421296
  • Théodore Ruyssen, "Schopenhauer", Ouverture Philosophique, Harmattan, Paris, 2004 - Réédition d'un ouvrage ancien qui permet d'avoir une bonne première approche.
  • S. Barbera, "Schopenhauer, une philosophie du conflit", perspectives germaniques, PUF, Paris, 2004 - Ouvrage récent contenant des études à la fois stimulantes et précises sur l'auteur.

Notes et références

  1. Présences de Schopenhauer, Roger-Pol Droit, Grasset, 1989)
  2. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Appendice: "Critique de la philosophie kantienne", p.521
  3. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, 3ième édition, édition traduite en français par A. Burdeau (revue et corrigée par Richard Roos), Appendice : "Critique de la philosophie kantienne", p.544 à 546
  4. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, 3ième édition, édition traduite en français par A. Burdeau (revue et corrigée par Richard Roos), Appendice : "Critique de la philosophie kantienne", p.545
  5. a  et b Le Monde comme Volonté et comme Représentation, § 54
  6. Réedition Stalker Editeur, 2008, "L'amour sexuel, sa métaphysique"
  7. l'Amour sexuel, sa métaphysique, réédition, Stalker Editeur, 2008, suivi d'une étude sur L'amour et les Philosophes par G. Danville
  8. Métaphysique de l’amour / Métaphysique de la mort, Schopenhauer, Edition 10/18, 1964, p.41
  9. a  et b Idem, p.50
  10. Idem, p.54
  11. Idem, p.59
  12. Idem, p.64
  13. Idem, surtout à partir de la p.57
  14. Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1973, p.147

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