Question linguistique grecque

Question linguistique grecque

La question linguistique grecque (en grec moderne : γλωσσικό ζήτημα glossikό zítima) est une controverse qui a opposé les partisans de l’utilisation, comme langue officielle de la Grèce, du grec populaire (ou dhimotiki), à ceux qui lui préféraient une version plus savante et proche du grec ancien, la katharévousa. La question linguistique fut à l'origine de nombreuses polémiques aux XIXe et XXe siècles et ne fut résolue qu’en 1976, lorsque la dhimotiki fut finalement choisie comme langue officielle de la république hellénique.

Sommaire

Présentation linguistique du problème

Alors que la dhimotikí est la langue maternelle des Grecs, la katharévousa en est une version archaïsante et « purifiée ». La katharévousa se prononce comme le grec moderne mais elle a adopté des éléments lexicaux et morphologiques propres à la koinè. En voici quelques exemples :

Éléments morphologiques

La katharévousa a conservé le datif, de nombreux participes et plusieurs temps et modes de conjugaisons du grec ancien.

Éléments phonologiques

La katharévousa utilise des phonèmes qui n'existent plus en grec moderne. Ainsi, νδρ (en grec ancien : [ndr] mais en katharévousa : [nðr]), φθ, [α]υθ, [ε]υθ (en grec ancien : [pʰtʰ], en dhimotikí et en katharévousa [fθ])[réf. nécessaire]etc.

Éléments syntaxiques

Alors que la dhimotikí utilise principalement des phrases simples, la katharévousa emploie souvent une syntaxe proche du grec ancien, respectant les règles de l'enclave et du déterminant qui précède le déterminé, et créant ainsi des phrases relativement complexes.

Éléments lexicaux

La katharévousa a rejeté de nombreux mots issus de la langue populaire car ceux-ci sont d'origine étrangère, souvent turque, italienne ou française. Ces termes ont été remplacés soit par des mots anciens, soit par des néologismes. Parallèlement, des mots issus du grec ancien mais ayant évolué furent archaïsés ou remplacés par leurs équivalents anciens. Le terme ancien « ἰχθύς », poisson, a ainsi remplacé le terme moderne « ψάρι », tandis que la forme archaïsante « εξωκλήσσιον » a remplacé le terme moderne « ξωκλήσι », petite chapelle.

Toutes ces différences font que la katharévousa n'est que partiellement compréhensible pour un Grec qui ne l’a pas étudiée. Par ailleurs, il n'existe pas une katharévousa unique mais plusieurs variantes, dont certaines pouvaient être comprises de la majorité de la population.

Histoire

Avant l’indépendance de la Grèce

La question linguistique est née à la fin du XVIIIe siècle, lorsque Eugène Voulgaris (1716–1806), Lambros Photiadis, St. Kommitas et N. Dukas ont commencé à soutenir une version plus archaïque du grec alors que les élèves de Voulgaris, Iosipos Moisiodakas (1725–1800) et Dimitrios Katartzis (vers 1725-1807), se sont tournés vers une forme plus simple. À l'inverse, le poète Dionysios Solomos, ébloui par la qualité de la langue populaire, a pris chaleureusement sa défense : « Soumets-toi à la langue du peuple, et si tu es assez fort, conquiers-la », écrit-il en 1824 dans son Dialogue du Poète et du Lettré pédant. La controverse a opposé, avant et pendant la guerre d'indépendance, deux groupes de savants grecs vivant à Paris, lorsque s'est posé le problème de la langue à adopter dans les traductions des œuvres françaises, et dans les éditions des chefs-d'œuvre de l'Antiquité grecque. Le conflit s'est cristallisé autour de deux hommes Adamantios Korais (1748–1833), et Panayotis Kodrikas (vers 1750-55, mort à Paris en 1827). Ce dernier fut le secrétaire des princes Phanariotes puis l'interprète à l'ambassade de l'Empire ottoman à Paris ; en théorie, il était partisan de la langue savante utilisée par les lettrés phanariotes et l'Église orthodoxe grecque au Patriarcat, langue qu'il considérait comme égale en valeur à celle du grec ancien ; cependant, en contradiction avec cette théorie, il s'est révélé dans sa pratique langagière, partisan d'une voie du juste milieu[1]. Son adversaire, Koraïs, a alors joué un rôle important par le travail d'édition philologique considérable qu'il a accompli pour favoriser l'enseignement et la culture dans la Grèce renaissante. Il a pris position en faveur de la langue populaire[2] tout en souhaitant la purifier de ses éléments considérés comme des barbarismes, et l'enrichir, dans le respect de son génie propre, et avec une grande parcimonie[3].

Adoption de la katharévousa

Avec la guerre d’indépendance (1821-1830), la Grèce se libéra du joug ottoman ; la langue démotique, langue vivante et parlée par le peuple, fut alors écartée par les puristes phanariotes, aidés en cela par la monarchie d'origine bavaroise qui fut installée en Grèce, et qui était imbue d'un néoclassicisme effréné. L'aristocratie phanariote considérait en effet la langue vulgaire comme incapable de satisfaire aux besoins de la Grèce moderne. La katharévousa fut ainsi choisie comme langue officielle du nouvel état grec en 1834[4]. On imposait une langue morte à un peuple vivant, alors que les Grecs dans leur immense majorité étaient partisans de la langue démotique. Dans le même temps, un auteur comme Panayotis Soutsos, considéré comme la figure la plus emblématique du romantisme grec, s’exprimait dans une langue de plus en plus archaïsante et décidait finalement, en 1853, d’abolir la katharévousa et de réintroduire le grec ancien[5]. Cette situation absurde entraîna une révolution littéraire et nationale, dont le héraut fut Jean Psichari, en 1888, entouré des démoticistes historiques que furent les poètes et écrivains Kostis Palamas, Alexandros Pallis, Georges Drossinis et Argyris Eftaliotis. Selon le mot de Psichari, « Langue et patrie ne font qu'un. Qu'on se batte pour sa patrie ou pour sa langue maternelle, ce n'est qu'une seule et même lutte.[6] »

Une controverse de plus en plus aiguë

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, la controverse s’installe sur la scène nationale et des émeutes éclatent en 1901 avec la traduction des Évangiles en langue démotique (évènements dont on a gardé le souvenir en Grèce sous le nom d’Evangelika) et en 1903, avec la traduction d'œuvres classiques en dhimotiki (Orestiaka).

Les partisans de la katharévousa dénoncent les défenseurs de la dhimotiki en les appelant « μαλλιαροί » (autrement dit : « chevelus »), « αγελαίοι » (« vulgaires ») et « χυδαϊσταί » (« plébéiens »). Parallèlement, les soutiens de la langue démotique surnomment leurs ennemis « γλωσσαμύντορες » (c’est-à-dire « puristes »), « σκοταδιστές » (« obscurantistes »), « αρχαιόπληκτοι » (« maniaques de l’ancien »), « μακαρονισταί » (« macaronistes ») ou συντηρητικοί » (« conservateurs »)[7].

Le système éducatif est dans une situation alarmante et les enfants se montrent complètement incapables de s’exprimer dans une forme linguistique qui ne leur est pas familière. Au lieu de les aider, l’éducation qu’ils reçoivent ralentit leur acquisition du langage.

La transition vers la dhimotikí

Au début du XXe siècle, seule l’école de filles de Volos enseigne en dhimotikí. Grâce à l'utilisation de cette langue, le pédagogue libertaire Alexandros Delmouzos (1880-1956) parvient à améliorer considérablement les résultats scolaires de ses élèves. Mais, en dépit de son succès, le clergé et les conservateurs[8] s'opposent à son projet avec tant de véhémence que son école finit par être fermée[9].

L'évêque orthodoxe Fan Noli (1882-1965), qui a traduit en dhimotikí plusieurs œuvres de William Shakespeare et d'Henrik Ibsen, insiste sur la nécessité d'une langue populaire et rappelle, dans ses mémoires, qu'à cause de la katharévousa, « il y avait parfois des scènes humoristiques dans des comédies sans que personne n'en rit[10] ».

En 1917, la dhimotikí est introduite avec succès dans les écoles primaires grecques mais elle finit par être à nouveau remplacée par la katharévousa. La génération littéraire de 1918-1928 lâche la bonde à l'exubérance et c'est alors l'incurie généralisée : le combat démoticiste dégénère, et une langue mixte apparaît, vrai salmigondis mêlant emprunts étrangers, mots dialectaux ou emprunts au grec ancien, avec en outre une inflation d'adjectifs, de mots composés et de diminutifs. Le poète Constantin Karyotakis est le représentant de cette langue mêlée. C'est la publication du recueil Strophe par Georges Séféris en mai 1931, qui apporte enfin aux lettres grecques une langue démotique riche et vivante, mais sans barbarismes ni cuistrerie[11]. C'est seulement le 30 avril 1976 que la katharévousa est définitivement abandonnée. Le gouvernement de Konstantinos Karamanlis bannit en effet la katharévousa des écoles. Quelques mois plus tard, une loi qui fait de la dhimotikí la langue officielle de la Grèce est votée[12] : c’est la fin de la diglossie.

Bibliographie

  • Henri Tonnet, Histoire du Grec moderne : La formation d'une langue, Paris, l'Asiathèque, 2011 (ISBN 978-2-36057-014-0) 

Articles connexes

Notes et références

  1. Voir l'article de Vivi Perraky, dans la Revue Fontenelle, n°5, 2008, p. 106 et note 46.
  2. K. Dimaras, Histoire de la littérature néohellénique, Athènes, Ikaros, 1967, p. 204-206.
  3. Koraïs, préface à l'édition des Éthiopiques d'Héliodore, Paris, Eberhart, 1804, p. 36 à 52.
  4. M. Alexiou, « Diglossia in Greece » dans W. Haas (ed.), Standard languages, Spoken and Written, Manchester, 1982, p. 186.
  5. Christos Karvounis, « Griechisch (Altgriechisch, Mittelgriechisch, Neugriechisch) » dans M. Okuka, Lexikon der Sprachen des europäischen Ostens, Klagenfurt 2002, p. 16 et M. Alexiou, op. cit., p. 187.
  6. Κ.Θ. Δημαρά, Ιστορία της νεοελληνικής λογοτεχνίας, έκτη έκδοση, Ικαρος, σελ. 358.
  7. Georgios Babiniotis (Γεώργιος Μπαμπινιώτης), « Λεξικό της νέας ελληνικής γλώσσας » dans γλωσσικό ζήτημα, Athènes, 2002, p. 427 et C. Karvounis, op. cit., p. 16.
  8. Ils se montrèrent alors singulièrement oublieux de l'innovation hardie du patriarche de Constantinople, Cyrille Loukaris, qui chercha à élever le niveau de l'éducation dans la Grèce asservie en faisant traduire les Évangiles en grec populaire.
  9. Anna Frankoudaki (Άννα Φρανκουδάκι), Ο εκπαιδευτικός δημοτικισμός και ο γλωσσικός συμβιβασμός του 1911, Ioannina, 1977, p. 39.
  10. Avni Spahiu, Noli: Jeta në Amerikë, Prishtinë, 2006.
  11. Denis Kohler, Georges Séféris, qui êtes-vous ?, Éditions La manufacture, 1989, pages 72 à 80. Voir aussi Georges Séféris, Essais, Mercure de France, Langue grecque et poésie, pages 127 sq. et Conférence Nobel, pages 74 sq.
  12. Ironiquement, la loi est écrite en katharévousa.


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